>> Depuis le début de la pandémie de coronavirus au mois de mars, le monde vit une crise sanitaire sans précédent, dont l'une des conséquences directes est l'annulation de l'essentiel des concerts. La musique vit ainsi au rythme des interdictions et des reprises partielles.
>> Quelles sont les conséquences de ce silence imposé? Quel rôle d'exutoire jouent ces réunions de corps dans un espace? "Sans Show", une série de dix émissions sur La Première du 21 décembre 2020 au 1er janvier 2021, fait le tour de la question et interroge le rôle central de socialisation de la musique live.
Arnaud Robert
Quand tout s'arrête brusquement
Fin octobre, Grand Théâtre de Genève. Dans les coulisses, le ténor vocalise sous le regard distant d'une sapeuse-pompière. Une première d'opéra - "L'Affaire Makroupoulos" de Janáček -, où les spectateurs arrivent masqués mais fébriles. Aviel Kahn, le directeur de l'institution, n'y croit pas encore tout à fait: "On n'a plus aucune assurance de rien. Les restrictions changent tout le temps".
Une voix préenregistrée surgit des haut-parleurs: "Mesdames, messieurs, cher public, du fait de l'évolution de la pandémie, l'Orchestre de la Suisse romande ne peut être présent ce soir". On diffuse une bande musicale, face à un chef qui fait semblant de diriger. A la fin du spectacle, quand l'héroïne sombre enfin dans les élixirs d'éternité dont elle s'abreuve, les spectateurs se retrouvent sur les escaliers extérieurs, chanceux. L'essentiel des représentations suivantes sont annulées pour respecter les nouvelles exigences sanitaires.
C'est un effondrement en montagnes russes. Depuis mars dernier, l'idée même de concert est devenue une chose improbable, fragile, sans cesse remise en question, qui semble par essence contredire l'injonction primordiale: prenez distance. "C'est très difficile", explique la violoniste lausannoise d'origine cubaine Yilian Canizares. "Je vivais au printemps ma première tournée aux États-Unis, l'épidémie semblait nous rattraper, tous les clubs fermaient après notre passage".
Et puis tout s'est arrêté. Pascal Auberson, dans son local à Lausanne, regardait les heures passer. "Au début, j'ai aimé ce ralentissement, le silence du Flon, les animaux sauvages qui revenaient. Et puis, ça m'a pris d'un coup. C'était terrifiant. Le sentiment de ne plus servir à rien". Ensuite, après un été où tout semblait à nouveau possible, le couperet tombe encore.
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Normalité précaire
Au téléphone depuis le Tessin en novembre, la musicienne Camilla Sparksss apprend en direct l'annulation de quinze concerts pour fin 2020: "Quel désastre. Le pire c'est que plus personne ne programme aucun concert pour 2021. C'est comme s'il n'y avait pas de futur. Je connais plusieurs agents d'artistes qui ont changé de métier, ils vendent des pizzas".
Ce ne sont pas seulement les musiciens, mais tout l'écosystème de la culture qui est attaqué. Co-fondatrice d'une agence d'artistes, Nadia Mitic a vu ses activités s'arrêter d'un coup: "Je me suis renseigné auprès des services sociaux, ils ne peuvent pas m'aider parce que mes rentrées habituelles sont plus basses que le revenu d'insertion".
Ce que révèle cette crise, c'est la précarité de ceux qui vivent de la musique. Le maire de Genève Sami Kanaan a pris plusieurs fois position contre les restrictions des manifestations culturelles décidées par la confédération et il évoque une urgence à tenir compte de la situation des indépendants du secteur: "La culture, c'est une myriade de statuts hybrides, mal définis. Aujourd'hui, beaucoup de gens sont littéralement dans la merde pour la fin du mois".
Alors, le milieu de la culture se soude comme jamais auparavant. Jocelyne Rudasigwa, musicienne et cheffe de projets à l'association suisse de musique Sonart, parle d'un lobbying auprès de politiciens qui s'exerce dans l'ombre; il s'agit d'envisager à terme un statut particulier pour les acteurs culturels: "On vit une situation sans précédent. C'est l'occasion de prendre des mesures fortes, de repenser notre modèle social".
Mirage d'internet
En attendant un statut, des musiciens prennent patience sur le net. Le 12 décembre, au CityClub de Pully, le duo genevois Cyril Cyril joue devant une salle vide et trois caméras. Ils donnent un concert en ligne; le silence pesant qui ponctue chaque morceau fait regretter plus encore les applaudissements d'antan. Cyril Bondi: "C'est étrange. Je dois davantage m'arrimer à celui qui est sur scène avec moi. Il y a un sentiment de vide. Mais c'est beaucoup mieux que rien".
De nombreux musiciens, en particulier dans les premières semaines de la pandémie, ont investi les réseaux sociaux, n'ont pas économisé leurs interventions en streaming, comme le pianiste André Manoukian qui inventait des improvisations sur les prénoms de ceux qui interagissaient avec lui: "C'est un substitut intéressant, mais ça ne comble rien. Tous ces artistes qui se sont connectés devant leur réseau Facebook voulaient ressentir cette petite adrénaline. Mais la plupart se sont vite lassés. On a besoin de chair".
L'injonction faite par les autorités à se réinventer, à prendre le parti résolu du virtuel pour ne plus jamais être dépendant des concerts, agace beaucoup de connaisseurs du milieu. Tel que le chef de la culture à Lausanne, Michael Kinzer: "Il est faux d'imaginer que les créateurs, avant l'épidémie, étaient statiques. Ils se réinventent tout le temps. Il y a sûrement de nouvelles perspectives dans le numérique mais on aura toujours besoin du live".
Une bulle spéculative
Mi-octobre dans un Palace Belle Epoque, on se souvient des belles choses. La Montreux Jazz Academy reçoit des légendes du jazz, dont le guitariste John McLaughlin. On a tout fait pour rendre possible cette réunion et de petites mains astiquent les tables avec du désinfectant entre chaque performance.
Le bassiste Michael League, leader du groupe américain Snarky Puppy, est venu en voiture depuis sa maison en Espagne pour éviter d'être bloqué par d'éventuelles restrictions. Il exprime des doutes profonds quant au nouvel eldorado promis par Internet aux musiciens: "Les réseaux sociaux, ces sociétés richissimes, nous ont fait croire que les musiciens gagneraient de l'argent avec les concerts et qu'elle servait à nous faire connaître. L'économie de la musique reposait sur une très fine couche de glace: les concerts. Maintenant que tout a fondu, où va-t-on sinon vers le fond?".
Dans les grands bureaux vides de Live Music Production, à Genève, l'organisateur de spectacles Michael Drieberg se remet difficilement du Covid-19 mais aussi des mauvaises nouvelles qui s'accumulent: "Il faut comprendre que tout n'était pas rose avant l'épidémie. La mort de l'industrie du disque a créé une situation où les concerts étaient devenus la principale source de revenus pour les musiciens. Cela a créé une bulle spéculative avec des acteurs mondialisés et surendettés, comme l'Américain Live Nation".
Pour celui qui invitait il y a une trentaine d'années Michael Jackson au stade de la Pontaise, "l'âge d'or des concerts de masse est terminé, on ne reviendra jamais à la situation d'avant. Les énormes tournées n'ont plus aucun sens: des avions qui amènent 500 ou 600 tonnes de matériel, près de 200 personnes qui voyagent. Même du point de vue écologique, c'est aberrant".
Une expérience chamanique
Ce que nous apprend cette crise, c'est le rôle fondamental des concerts, du point de vue politique et social. Rien n'équivaut dans nos sociétés contemporaines cette réunion de corps qui partagent la même expérience sensorielle. A l'Université de Genève, le professeur de psychologie Didier Grandjean étudie l'impact émotionnel de la musique, avec des scanners: "Avec des caméras infrarouges lors de concerts, on a même filmé les vagues de chaleur qui se propagent dans la foule. Cette idée d'un instant qu'on ne peut pas reproduire, un ici et maintenant collectif que la musique amplifie, c'est indispensable".
"Les concerts m'ont sauvé la vie", explique la dessinatrice Hélène Becquelin, fan de rock. "Ils me sauvent de ma dépression. C'est quasiment chamanique, c'est du vaudou, je danse sans interruption, sans penser à quoi que ce soit. C'est un exutoire nécessaire pour moi. Une façon de m'oublier. Cela me manque terriblement".
Pour Laurence Desarzens, qui organisait déjà des concerts punks au Cabaret Orwell de Lausanne dans les années 1980 et préside actuellement Swiss Music Export, la dimension politique de ces réunions ne peut être évacuée: "Ces moments se logent dans les interstices de la vie normale. On a commencé à faire ça parce qu'on avait envie d’un espace à nous qui puisse accueillir notre désir de liberté".
On appelle Jacques Attali le lendemain de l'attentat qui a frappé Vienne, le 14 novembre. Spécialiste de la musique, sur laquelle il a publié en 1977 un essai majeur ("Bruits"), il évoque le Staatsoper de la capitale autrichienne: "Pendant l'attaque, les musiciens étaient enfermés à l'intérieur et ils ont continué de jouer, notamment des quatuors d'Haydn. Voilà la réponse. Ce soir-là, ils défendaient ce que nous sommes".