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La censure de la musique drill, reflet d'une fracture sociale

Le rappeur anglais Digga D, star de la UK drill, qui doit désormais prévenir la police au moins 24 heures avant de sortir de nouveaux sons, et lui fournir les paroles. [DR - Lambent Productions]
Le rappeur anglais Digga D, star de la UK drill, qui doit désormais prévenir la police au moins 24 heures avant de sortir de nouveaux sons, et lui fournir les paroles. - [DR - Lambent Productions]
En Angleterre, la UK drill - sous-genre du rap - fait l'objet d'une censure. Plutôt que de s'attaquer au problème (réel) de la violence dans les quartiers défavorisés, la police interdit certains clips de musique la relatant, les accusant d'en être la cause.

La UK drill découle de la drill américaine (née à Chicago), mélangée aux sonorités grime et garage britanniques. Ses caractéristiques sont vite reconnaissables: instrumentaux minimalistes, batteries lourdes, infrabasses oppressantes, mélodies sinistres (claviers, orgues, chœurs) rappelant les musiques de films d'horreur. Le tout répété dans une rythmique rapide qui impose un sentiment d'urgence et de stress permanent, et agrémenté de paroles sombres relatant la violence et la pauvreté. Avec tous ces ingrédients, vous avez la bande originale des quartiers défavorisés de Londres.

L'an dernier, la UK drill a conquis le monde, opérant un retour aux États-Unis par le biais de la superstar new-yorkaise Pop Smoke (tué en février 2020 à Los Angeles) et se diffusant alors à l'échelle planétaire.

Tout ce que vous rapperez pourra être retenu contre vous

Mais comme chaque succès a son revers, la justice anglaise utilise depuis quelque temps les textes des rappeurs comme preuves potentielles contre eux. Le New York Times et la BBC relatent le cas du rappeur londonien Digga D. Il a 20 ans, c'est une star de la UK drill. En 2018, il a écopé d'un an de prison pour "complot en vue de commettre des troubles violents". À son procès, certains de ses clips ont été présentés comme preuves, et depuis, la justice lui interdit de produire des titres dans lesquels il parlerait de violences liées aux gangs. Pire encore, Digga D doit désormais prévenir la police au moins 24 heures avant de sortir de nouveaux sons, et lui fournir les paroles.

Au-delà de Digga D, le magazine Huck indique que Scotland Yard a fait enlever des centaines de vidéos de musique drill sur YouTube. Sans justification. Les artistes reçoivent seulement une notification leur indiquant que la suppression de leur contenu fait suite à une demande de la police. Aucun moyen pour eux de faire appel.

Une censure arbitraire

Certes, les textes et clips de musique drill sont souvent profondément violents. Mais ces suppressions arbitraires apparaissent comme une véritable censure. YouTube, qui accepte de collaborer si facilement avec la justice, pourrait commencer par mieux réguler les limitations d'âge sur sa plateforme afin d'éviter d'exposer notamment le jeune public à certaines œuvres. Et quid de l'industrie musicale (labels, institutions, etc.)? Elle pourrait par exemple utiliser une partie des bénéfices engendrés par la UK drill pour mettre en place des programmes d’accompagnement des artistes et leurs communautés, afin d’améliorer leurs conditions de vie et/ou développer leur créativité dans l'écriture. Les médias, les réseaux sociaux, et le public ont aussi leur part de responsabilité. Quoi qu'il en soit, cette problématique relève plus de questions citoyennes, éthiques et morales, que d'une question de justice. En accusant la musique, les autorités étatiques passent probablement à côté du vrai problème: il est plus simple d’aller sur genius.com scruter des textes de Rap que de mener des réformes publiques de fond.

D'ailleurs, cette procédure concerne l'Angleterre, mais elle est aussi utilisée aux États-Unis, entre autres dans le Maryland comme le rapporte Variety. Et là encore, c'est le rap qui est visé, une musique pratiquée en majorité par des hommes noirs. Cette censure et ce passage au crible des paroles agissent comme une manière de réduire au silence une population laissée sans voix qui essaie de se faire entendre.

Un exemple de prophétie autoréalisatrice

Car il faut le rappeler: le rap et la drill restent à la base des créations artistiques. Les paroles de drill sont violentes car elles reflètent le quotidien de leurs auteurs, qui habitent dans des zones paupérisées où la violence prolifère. La drill est pour eux un moyen de s'en sortir. Cette musique constitue donc plutôt l'inverse de ce que considèrent les autorités: dans la plupart des cas, elle ne sert pas à faire l'apologie de la violence (même si elle peut la mobiliser de façon plus ou moins explicite), mais à l'évacuer et s'extirper de son milieu pauvre et violent.

Dès lors, toutes ces censures et mesures policières apparaissent comme un parfait exemple de prophétie autoréalisatrice, qui ne fait qu'accentuer la fracture sociale: on laisse des gens vivre dans des endroits déstructurés; ces gens risquent tous les jours de sombrer dans la violence; on diminue l'une des rares options qu'ils ont pour s'en sortir; ils tombent donc effectivement dans le cercle vicieux de la violence… Et cela, sans parler des entraves à la liberté d'expression et de création, qui semblent être une fois de plus à géométrie variable.

Sujet radio: José "Geos" Tippenhauer

Adaptation web: Lara Donnet

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