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Les rapports ambivalents entre rap et addictions

KT Gorique au Romandie, à Lausanne, pendant l'édition 2018 de Label Suisse. [Label Suisse - Gennaro Scotti]
KT Gorique au Romandie, à Lausanne, pendant l'édition 2018 de Label Suisse. - [Label Suisse - Gennaro Scotti]
Parmi les reproches qu’on a l'habitude de faire au rap, il y a l'influence supposée sur le jeune public en termes d'usage de drogues. Nombre d'artistes chantent leur consommation dans des termes plus ou moins positifs, mais des contre-exemples préventifs existent aussi.

Dans son récent rapport "Panorama suisse des addictions 2021", Addiction Suisse indique qu'"environ 4,3% des jeunes de 15 ans ont pris au moins une fois dans leur vie des médicaments dans le but d’en ressentir les effets psychoactifs". Notre pays dénombre en trois ans plusieurs dizaines de décès de jeunes liés à l'usage de médicaments associés à d'autres substances.

Parmi ces produits, "le sirop contre la toux, par exemple, entre depuis quelques années dans la fabrication du purple drank – un mélange de limonade, de sirop antitussif et, parfois, d’alcool – dont la communauté internationale hip-hop fait l’apologie". Addiction Suisse ajoute que les milieux hip-hop célébrent également les benzodiazépines et antalgiques opioïdes, et que comme les jeunes de 15 ans sont influencés par leurs idoles, "on peut supposer que cela a une influence sur la consommation". Le rapport rappelle cependant qu'il est impossible pour l'instant de quantifier l'importance de cette influence.

>> A voir également, le sujet de "Mise au point"; comment un banal sirop contre la toux ou un anti-dépresseur se transforment en puissants stupéfiants :

Le cocktail qui tue les adolescents
Le cocktail qui tue les adolescents / Mise au point / 11 min. / le 14 février 2021

Relation complexe entre rap et substances

Le rap et les substances entretiennent en effet une relation complexe. Si on caricature un peu, on est passé du rappeur observateur (qui décrivait son environnement quotidien, dont le trafic de drogues) au rappeur dealer (qui relatait sa propre expérience de vendeur) jusqu'au rappeur consommateur (qui assume cette prise de substances).

On a par exemple Future, qui martèle dans son tube "Masc’Off", "Percocets, Molly, Percocets". Le Percocet est ​précisément un antalgique opioïde, alors que la Molly est un diminutif de MDMA, donc l’ecstasy. Il y a aussi Chief Keef qui clamait "détester être sobre" dans son titre éponyme en anglais, "Hate Being Sober". Sans oublier le classique "The Next Episode", où feu Nate Dogg concluait: "Smoke Weed Every Day". En plus des cinq fruits et légumes quotidiens recommandés, Nate Dogg invitait ainsi à "fumer du cannabis chaque jour" .

Ces exemples ne sont pas exhaustifs, évidemment. Et si on peut respecter le côté brut et honnête du rap, qui dépeint le quotidien des artistes sans tenter de le maquiller, on ne peut esquiver cette question de l'influence potentielle sur le jeune public ni celle des conséquences sur les artistes eux-mêmes. De nombreuses figures du milieu sont par exemple accros au sirop antitussif codéiné. Et​ plusieurs d'entre elles sont récemment mortes d’overdose, comme les rappeurs Mac Miller et Juice Wrld ou la rappeuse Chynna.

Le rap a aussi ses allié·e·s en matière de prévention

A contrario, il existe quand même des exemples porteurs d'espoir. Si on part du principe que le rap peut influer sur son public, alors d'autres artistes sont de magnifiques allié·e·s en matière de prévention anti-drogues. A l'image d'Afroman qui s’est fait connaître il y a vingt ans avec "Because I Got High", où il disait "I Messed up my Entire Life Because I Got High": "j'ai foutu ma vie en l’air, car j'me suis défoncé". Avant de poursuivre: "j'ai perdu mes enfants et ma femme, car j'me suis défoncé/ Maintenant j'dors sur le trottoir, et je sais pourquoi: car j'me suis défoncé". Il appliquait ici la prévention par le pire scénario: si tu fumes, tu peux finir par tout perdre!

Parmi les exemples plus récents, l'artiste littéralement ultra-créatif Tyler the Creator aime tellement les délires psychédéliques qu’on se demande chaque fois ce qu'il a pris… à tort! Car Tyler le revendique fièrement: il ne boit pas et ne fume pas! En 2013, sur le titre "Domo23", il rappait "And While y'all Are Rolling Doobies, I Be in my Bedroom Scoring Movies": "pendant que vous êtes tous à rouler vos joints, j’suis dans ma chambre en train de faire des bande originales de films". C'est la prévention par l'analyse économique du coût d’opportunité: le temps et l'énergie que tu perds à fumer, tu pourrais les consacrer à des choses bien plus constructives et rentables.

Et, toujours aux Etats-Unis, J.Cole, rappeur engagé et engageant, a baptisé en 2018 son album "KOD" pour "Kids on Drugs" (enfants drogués). Sur le titre "Friends", J.Cole avertit d’entrée: "j’ai écrit ce truc pour parler du mot `addiction`. À tous mes frères et tout mon label, j'espère que vous écoutez". Le rappeur enchaîne avec toutes les raisons structurelles qui font tomber ses semblables dans la drogue: racisme, anxiété, violence du quotidien. Plein de souffrances qui nécessiteraient une thérapie, mais comme cette pratique n’est pas valorisée au sein de la communauté afro-américaine, les drogues offrent une voie de fuite en avant. Et J.Cole de prodiguer encore quelques conseils, dont celui de méditer plutôt que de se "médiquer". Une prévention par le constat des effets à moyen terme, et la proposition d’alternatives concrètes.

La scène suisse pas en reste

En Suisse, la scène hip-hop n’est pas en reste sur le sujet. La Valaisanne KT Gorique se positionne ainsi souvent anti-drogues dures, comme dans "Kunta Kita" où elle rappe: "tu veux nager dans (une) piscine de lean?! Bamboclaat, qu’est-ce tu veux qu'j'te dise, que c'est cool? Jamais!". La lean est justement le sirop codéiné. KT Gorique prolonge cet engagement sur les réseaux. En début d'année, elle a promu activement la campagne du "Dry January" pour un mois sans alcool.

Dans la même veine, le Genevois Rounhaa clame régulièrement haut et fort que la fumette le répugne. Sur "Miroir" (ft. Khali), le refrain est explicite: "encore les mêmes qui parlent, qui boitent (...) Encore les mêmes qui fument, qui boivent. Qui n'avanceront pas dans la life".

On pourrait encore citer d'autres passages, d'autres artistes, d'ici comme d'ailleurs. Les proportions entre punchlines pro-substances et anti-substances ne seront pas forcément équilibrées, mais se posent alors d'autre questions plus profondes: quelle caisse de résonance donne-t-on à ces discours et à ces deux "camps"? Et avec quel accompagnement/encadrement?

Responsabilisation générale

Comme d'habitude, c'est facile de responsabiliser les artistes uniquement. Chaque maillon de la chaîne a sa part: le public (adulte), les médias, les institutions culturelles, les réseaux sociaux, les plateformes de diffusion, les labels... L'industrie musicale génère beaucoup de profit avec certaines de ces allusions aux drogues. Ne pourrait-elle pas en reverser une partie, pour subventionner par exemple des campagnes de prévention ciblée? Et/ou des programmes de cures de désintoxication, y compris pour ses propres poules aux oeufs d'or à la santé mentale fragile?

Sujet radio: José "Geos" Tippenhauer

Adaptation web: olhor

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