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La mélancolie et les blessures derrière la joie de Charles Trenet

Charles Trenet. [AFP - Gérard Landau / Ina]
Charles Trenet. - [AFP - Gérard Landau / Ina]
Vingt ans après la disparition du chanteur français Charles Trenet à l'âge de 87 ans, un documentaire revient sur le parcours du fou chantant à la fraîcheur emblématique mais aussi aux zones d'ombre moins glorieuses.

Printemps de Bourges, 1987. Sous le grand chapiteau du festival, la jeunesse française vient d'applaudir Indochine et Niagara. Aux deux groupes pop succède sur scène Charles Trenet, 73 ans, notable de province devenu chanteur désuet qu'ont acclamé leurs parents et grands-parents. Et pourtant, une heure plus tard, le public est conquis par l'inventeur de la chanson moderne aux inflexions solaires et riantes, dont les chansons semblent échapper au temps.

Enfance choyée puis brisée

Le bien nommé documentaire "Charles Trenet, l'enchanteur", truffé d'interviews et d'archives, dresse un portrait inédit du célèbre interprète de "Y a de la joie" ou "La mer", éternel jeune homme de la chanson disparu il y a vingt ans, le 19 février 2001. Le natif de Narbonne a apporté le jazz, sa part de swing, au répertoire francophone, en faisant rythmer la langue française avec une diction singulière et une écriture mêlant fantaisie, poésie, surréalisme et mélancolie. Un style qui a tant inspiré Brassens que Jacques Higelin, Thomas Dutronc qu'Orelsan ou Robbie Williams.

De son enfance où il a été choyé par sa mère, avant qu'elle prenne la poudre d'escampette, à ses débuts dans la chanson dans les années 1930 via sa traversée du désert et son retour en grâce dans les années 1980, le long film de Philippe Kholy (près de deux heures) n'oublie aucune étape de la destinée de ce Trenet dont l'épilogue discographique a été scellé post mortem, en 2006, avec "Je n'ira pas à Notre-Dame", une collection de titres au style sautillant allégrement reconnaissable.

Les traumatismes derrière la joie

Et pourtant, au-delà de son inaltérable joie de vivre de façade, Charles Trenet dissimule quantité de traumatismes. A commencer par la blessure profonde provoquée par sa mère Marie-Louise qui l'abandonne lorsqu'il a six ans. Elle décide de divorcer et quitte son père Lucien à peine de retour du front de la Première Guerre mondiale pour un autre homme et part s'installer à l'étranger.

Confié dès lors à la garde de son père avec son frère aîné, il se retrouve dans un pensionnat catholique à Béziers, le collège de la Trinité. Le ciel tombe sur la tête du petit Charles. "C'était très dur de tomber soudain dans ce paradis de soutanes, de prières continuelles, de classes auxquelles je ne comprenais rien (...) J'étais un enfant triste. Il m'arrivait de me dire mon Dieu, donnez-moi le sommeil mais faites que je n'ai pas de réveil". "Sait-on qui est cet homme qui traversait la vie comme un oiseau?", s'interroge ainsi continuellement le film. Le petit Charles ne connaît alors le bonheur qu'au mois d'août, lorsqu'il retrouve "la femme de sa vie" pour les vacances.

La mélancolie ne sera ainsi jamais loin chez ce Trenet qui exerce la joie comme un sport, une gymnastique quotidienne. Et recréera dans sa vie, sur scène et dans son répertoire ce paradis perdu de l'enfance.

Naissance du "fou chantant"

C'est une fois installé à Paris dans un hôtel miteux, à 19 ans, qu'il écrit des chansons légères et débute sur les planches tout en se vouant à la peinture et à la décoration de cinéma. Parallèlement, il publie ses premiers poèmes au Mercure de France, mais bifurque définitivement vers la chanson après sa rencontre avec le jeune chanteur et compositeur d'origine suisse passionné de jazz, Johnny Hess. Le duo Charles et Johnny s'élance dans les cabarets parisiens en 1933 sur les recommandations de Mistinguett avec notamment "Sur le Yang-Tsé-Kiang".

Durant son service militaire débuté fin 1936 qui met un terme à son tandem pourtant sur orbite, il signe entre autres "Je chante" ainsi que la fameuse ritournelle "Y a d'la joie" que popularise Maurice Chevalier avant de proposer sa propre version souriante pleine de roulements d'yeux coiffé de son feutre mou. Il devient alors pour l'éternité ce "fou chantant" qui traversera les époques et générations, non sans contrariétés.

Premiers adieux à la scène en 1975

Celui dont les rythmes ont été qualifiés de "judéo-nègres", qui a dû prouver sa "non-judéité" sous Pétain et a été accusé de sympathie pour l'occupant allemand est parvenu à s'extraire non sans mal de cette période trouble, forcé à chanter notamment à Berlin avec Edith Piaf pour les prisonniers français. A la Libération, il s'envolera pour New York afin de lancer sa carrière internationale. Plus tard, en 1963, ce Trenet qui préfère les hommes mais aime aussi les femmes se voit emprisonné sur la foi d'une lettre anonyme l'accusant de détournement de mineurs. Avant que plusieurs procès ne viennent régulièrement entacher sa renommée.

Si il est toujours resté discret sur sa vie privée, il ne cache pas que ses adieux à la scène en 1975 sont dûs à la défection du public qui s'est tourné vers le yé-yé. Un délaissement difficilement supportable pour celui qui s'est déjà fait connaître sur le tard, tout comme la mort de sa mère va achever de le dévaster. Il lui faudra douze ans pour renouer avec la scène et le public. Dès lors, l'auteur de plus de mille chansons, dont les classiques "Douce France", "La mer" ou "Que reste-t-il de nos amours", ne s'arrêtera plus jusqu'à la veille de sa mort en 2001, à 87 ans.

Olivier Horner

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