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Une compilation dévoile le laïkó, pop grecque à l’ombre des colonels

La compilation "Ena Tefariki" du label Radio Martiko. [facebook.com/radiomartiko]
Laïkó, la pop grecque à lʹombre des colonels / L'Echo des Pavanes / 12 min. / le 12 mars 2021
C’est un double album vinyle aux couleurs sepia, "Ena Tefariki". Il nous plonge dans les années 1960 et 1970 de la Grèce avec des musiques à danser et un style très balkanique, le laïkó. Contraste, c’était aussi l’époque de la dictature militaire.

Oubliez vos souvenirs de sirtaki, de Zorba le Grec et de danse en ligne. Le laïkó était aux clubs du Pirée ce que le yéyé a pu être à Saint-Tropez. Des tubes en 45 tours, des rythmes à danser le samedi soir, des guitares électriques, de la batterie, des bongos et de l’orgue Farfisa, reconnaissable à sa sonorité stridente.

Une différence toutefois entre la Grèce des années 1960 et ses voisins français ou italiens: ces orchestres ont conservé dans leurs rangs les bouzoukis, l’instrument emblématique de la musique grecque. Ils ont même parfois conservé les mélodies de l’ancien temps, celui du rebetiko, ce blues balkanique d’avant-guerre. Le laïkó, c’est de la pop, avec une touche orientale irrésistible.

De la pop avec une touche orientale irrésistible

On peut s’étonner, le double album vinyle "Ena Tefariki" nous vient de Flandres, bien loin du port du Pirée. Fred Karmer et Mechiel Vanbelle tiennent à Gand, la maison de disque Radio Martiko. On leurs doit déjà des rééditions en vinyle de classiques d’Oum Kalsoum et des albums de pop orientale vintage.

Radio Martiko, c’est un label de diggers. Des farfouilleurs acharnés de marché aux puces, toujours à la recherche de LA pépite sortie d’une pile poussiéreuse de 45 tours. Leur plus grand bonheur fut d’écumer le marché athénien du quartier de Monastiraki à pour y acheter ces 45 tours de laïko dont personne ne voulait.

Danseuses et whisky à gogo pour les nantis

Plusieurs raisons peuvent expliquer ce relatif désintérêt des mélomanes grecs pour ce pan de leur histoire musicale. Politique d’abord: Fred Karmer et Mechiel Vanbelle parlent un peu naïvement d’un "âge d’or de la scène musicale grecque". Pour les Grecs, les années 1960 et 1970 sont surtout celles de la dictature des Colonels, des assassinats politiques, du bannissement d’artistes contestataires comme Mikis Theodorakis et de la déportation des opposants sur les îles transformées en bagne. Pas de quoi avoir une folle nostalgie pour ces soirées en clubs avec danseuses orientales et whisky à gogo destinées aux nantis de la capitale.

Ensuite, culturellement, le laïkó est aujourd’hui considéré comme une version allégée, plutôt lisse, de la musique qui l’a précédé: le rebetiko. Un genre aujourd'hui érigé au rang de musique culte alors qu’à l’époque ses artistes étaient au mieux mal vus, au pire traqués par les pouvoirs en place, dont le dictateur, encore un, Metaxas.

Un ouvrier devenu l’Elvis du laïkó

Le rebetiko chantait la vie des bas-fonds d’Athènes, les grandes migrations des Grecs chassés de l’Empire Ottoman en 1918 ou partis vers l’Amérique. Les paroles parlaient de drogue, de violence, d’amours malheureuses… A l’inverse, le ton du laïkó s’est voulu nettement plus enjoué, concentré sur l’amour, et bien sûr parfaitement apolitique vu la censure de l’époque.

Dès 1967, les Colonels au pouvoir en Grèce ont favorisé à la radio la musique folklorique instrumentale, les chants patriotiques et les marches militaires. Ils ont d’ailleurs utilisé ces trois musiques pour torturer leurs prisonniers. Si on gratte sous la surface du laïkó, on retrouve toutefois les fantômes et les malheurs de la guerre civile: Stelios Kazantzidis, orphelin à l'âge de 13 ans, ouvrier devenu l’Elvis du laïkó, a vu son père maquisard torturé et assassiné par les forces anti-communistes.

La concurrence du disco

Le décès de Stelios Kazantsidis, l’Elvis Presley du laïkó, a donné lieu à des funérailles nationales en 2001. Au milieu des années 1970, le vent a toutefois tourné pour ce style musical. Il s’est retrouvé concurrencé par la vague internationale du disco. Par le rock également. Et lorsque les grands musiciens exilés, tel Theodorakis, ont pu revenir dans une Grèce à nouveau démocratique, le style laïkó a semblé trop simple et daté.

Il s'est donc vu remplacer par une autre musique qui lie encore aujourd’hui pop et traditions grecques, folk et musiques électriques: le moderne laïka. Avec ses stars telles Haris Alexiou, Georges Dalaras, Glykeria ou encore Eleni Vitali. Grâce aux Belges de Radio Martiko et leur compilation "Ena Tefariki", il était temps de rendre hommages à ces virtuoses oubliés des années 1960.

Thierry Sartoretti/mh

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