>> De quoi est faite la Suisse? Ce vrai puzzle culturel au coeur de l'Europe se décline notamment en chansons. Les mélodies les plus populaires reflètent les états d'âme des différentes époques et d'une jeunesse sans cesse renouvelée et prête à s'amouracher de la dernière ritournelle en vogue.
>> Cette série estivale part ainsi sur les traces de dix chansons qui ont fait la Suisse, à travers une liste subjective, et incomplète cela va sans dire, qui court de Gilberte de Courgenay à Lo & Leduc.
Sujets radio: Alain Croubalian
Adaptation web: Olivier Horner
Lo & Leduc
"079" (2018)
C'est un tube de 2018 où un téléphone portable, époque oblige, et une fille jouent les premiers rôles. Une tragique histoire qui a fait de "079", ou plutôt "Noule-si-bè-nünn" dans sa traduction en suisse allemand, le plus grand succès de la chanson suisse.
Cette petite ritournelle sucrée signée par les deux rappeurs bernois Lo & Leduc a tenu le haut du pavé du hit parade helvétique pendant vingt semaines, détrônant même DJ Bobo. Mais quand on demande aux deux jeunes Bernois combien de disques ils vendent, ils répondent "aucun", parce qu'ils mettent leur musique à disposition gratuitement sur Internet.
Lorsque le duo publie en mars 2018 "079", la chanson se retrouve rapidement sur toutes les lèvres. Lo & Leduc sont pourtant loin d'être riches et travaillent toujours dans un bureau. Et ne comptent pas abandonner cette sécurité de sitôt.
Le tandem a débuté sa carrière en 2005 au sein d'un groupe de rock chanté en dialecte bernois nommé Pacomé. Les deux chanteurs ont ensuite mis les morceaux non retenus pour le premier album de leur groupe à disposition des fans gratuitement sur la toile avec un retentissant succès. Avant de se dire qu'ils pouvaient aussi faire des chansons qu'à eux deux...
Sens Unik
"Hijo de Latino" (1992)
Si Genève a été dans les années 1980 la ville du rock, du punk et des squatts, Lausanne s'est toujours plus intéressée à la culture hip-hop. La culture rap en Suisse, c'était alors d'abord le break dance. Le flow des mots n'avait pas encore réclamé ses droits dans la droite Helvétie.
Carlos Leal, né à Fribourg de parents immigrés espagnols, grandit à Renens dans l'Ouest lausannois. Il y fonde Sens Unik en 1987 avec le DJ et producteur Just One, ainsi que le rappeur et beatboxer Rade.
En France, le hip-hop n'a pas encore pris son essor et Sens unik participe à la naissance du rap francophone avec "Nouvelle politik", un premier single publié en 1990 sur le label d'une célèbre marque de vêtements lausannoise du quartier du Flon, Maniak Records. Le groupe explose littéralement en 1992 avec son premier disque auto-produit: "Les Portes du temps", où l'on trouve le tube "Hijo de Latino". Les groupes de rap français Alliance Ethnik et IAM y font une apparition candide. Ils ne sont pas encore des stars internationales. Les Sages Poètes de la Rue et MC Solaar rejoignent ensuite l'entourage des bad boys de Renens.
Leur rap en français éclate aussi en Suisse alémanique, avant de conquérir même l'Allemagne. Ils tournent en Europe, en Amérique du Nord et jusqu'en Afrique. La culture des secondos et des banlieues a enfin pignon sur rue dans les centre urbains.
The Young Gods
"Envoyé"! (1986)
Au des années 1980 à Genève, le Fribourgeois Franz Treichler demande au musicien Cesare Pizzi de prendre un instrument pour monter un nouveau groupe de rock. Le tandem avait déjà fondé en 1979 le premier combo punk fribourgeois de l'histoire: Johnny Furgler & the Raclette Machine. Franz Treichler fondera ensuite Jof and the Ram avec Helene Wubbe, aujourd'hui toujours sa femme.
Le trait de génie de Pizzi à cette époque est qu'il n'empoigne pas sa basse pour rejoindre Treichler mais un nouvel instrument: le sampler, un échantillonneur sonore qui sert à reproduire électroniquement des sons. Ainsi sont nés The Young Gods, qui ont révolutionné le rock en trouvant un moyen d'y associer les extravagantes possibilités de la musique électronique. Leur premier album éponyme en 1987 a été mis sur orbite un an plus tôt par le single "Envoyé!" séduisant immédiatement les médias britanniques.
Sur scène, le trio batterie, clavier et chant a remplacé les nappes de synthétiseurs par des coups de feu sonores. Des vrombissements d'hélicoptères assourdissants, des bruits de métro qui se déversent sans crier gare des enceintes qui pendent du plafond.
Les grands noms du rock ont reconnu depuis la contribution des Young Gods à l'évolution de la musique populaire: David Bowie, The Edge de U2, Trent Reznor, Tool, Napalm Death, Faith No More, Sepultura, Noir Désir et Ministry.
Grauzone
"Eisbär" (1980)
C'est le premier succès mondial d'un certain Stephan Eicher. Enfin presque, puisque Grauzone est d'abord le groupe de son frère Martin qui a terminé sa carrière en faisant la plonge dans un restaurant zurichois.
Fin 1979, Marco Repetto (batterie) et G.T. (basse) quittent le groupe punk bernois Glueams pour se réorienter vers un autre genre avec le guitariste Martin Eicher. Ils créent le groupe Grauzone en janvier 1980. Le frère de Martin, Stephan Eicher, rejoint le groupe peu après.
Grauzone se fait connaître grâce aux morceaux "Eisbär" et "Raum", enregistrés pour la compilation "Swiss Wave - The Album", sortie en 1980. Le rock aux accents synthétiques est alors en plein essor, à la mode outre-Rhin. "Eisbär", qui dépeint la froideur du monde moderne, l'insensibilité du capitalisme néo-libéral, rencontre un certain succès et est diffusé à la radio en Autriche, en Allemagne et en Suisse. Le morceau sort en single et atteint la sixième place des charts autrichiens et se hisse à la neuvième des charts allemands.
Cependant, le groupe refuse de se plier à toutes les contorsions commerciales de promotion, refusant des tournées harassantes et mal payées pour se concentrer sur leurs enregistrements en studio. Après dix concerts, quatre singles et un album, le groupe se sépare en 1982.
TNT
"Züri Brännt" (1979)
Le titre "Züri Brännt" du groupe TNT constitue 'hymne incontesté des soulèvements de jeunes dans les années 1980 à Zurich, la naissance de la Rote Fabrik et le long combat pour les centres culturels autonomes...
Quand le mouvement punk a fait pogoter New York et Londres au milieu des années septante, Zurich a été très vite infestée. Environ 50 jeunes ont été actifs dans le mouvement, achetant des habits punks au magasin Booster dans le quartier du Niederdorf et dansant en se bousculant au Club Hey! lors des premières soirées punk.
Le premier single punk de la scène alémanique date de 1978 et s'appelle "Hot Love". Il est signé du groupe Nasal Boys de Rudolph Dietrich.
Sara Schär est âgée de 14 ans quand elle hurle que Zurich brûle dans le micro du groupe TNT. "Züri Brännt" devient à son insu l'hymne du mouvement de jeunes des années 1980 qui embrase les rues de Zurich. C'est aussi le titre d'un film indépendant, portrait de la punkitude alémanique.
Jack and the Rippers
"No Desire" (1979)
Après avoir entendu les Sex Pistols, le séminal groupe punk londonien, les frères Seiler, John au chant et Francis à la guitare, décident de former un groupe de punk-rock baptisé Jack and The Rippers. Ils habitent encore Vienne à l'époque mais atterrissent à Genève en octobre 1977, avec la ferme intention de faire du bruit.
Ils hantent ensuite les caves du quartier des Pâquis et reprennent les hymnes punks des Pistols et des Ramones, jouent dans tous les clubs genevois possibles. Le single "No Desire" est publié en 1979, après leur dernier concert en juin 1978. Quelques mois plus tard, ils formeront avec une autre figure genevoise, Sandro Sursock, le groupe The Zero Heroes.
Patrick Juvet
"Où sont les femmes?" (1976)
C'est une mélodie des plus populaires qui reflète les états d'âme des années disco et où Patrick Juvet demande à sa maman: "Où sont les femmes?"
À La Tour-de-Peilz, le petit Patrick connaît tous les albums américains. Son père Robert vend disques, radios et télévisions. Mais il aime surtout sa mère, Janine, conseillère communale et députée du Grand Conseil vaudois.
Elle sera toujours toute proche à ses côtés: à six ans quand il entre en classe de piano au Conservatoire de Lausanne et gagne un premier prix, à ses 18 ans quand son beau blond de fils devient mannequin à Düsseldorf, à la fin des années soixante quand il habite à Annemasse, en Haute-Savoie, et loue une chambre chez un dealer de cocaïne, en 1971 quand Patrick Juvet monte à Paris chez Eddie Barclay et compose "Le Lundi au soleil" pour Claude François ou encore en 1973 quand le chanteur à minettes représente la Suisse au Concours Eurovision avec la chanson "Je vais me marier, Marie" qu'il a lui-même écrite en s'accompagnant au piano.
Elle sera non loin enfin en 1976 quand Juvet rencontre un jeune parolier, Jean-Michel Jarre, avec qui il demande dans la nuit parisienne: "Où sont les femmes?". Avec un sacré succès.
Rumpelstilz avec Polo Hofer
"Teddy Bär" (1976)
Héraults du rock bernois, Rumpelstilz et leur chanteur Polo Hofer, première star de rock suisse, ont failli conquérir l'Allemagne avec leur titre "Teddy Bär".
Fondé en 1971 par le pianiste Hanery Amman et le chanteur Polo Hofer, Rumpelstilz se produit au Montreux Jazz Festival grâce à un premier 33 tours intitulé "Vogelfuetter". Une première pour un groupe qui chante exclusivement en dialecte bernois.
Mais leur premier véritable succès, "Teddy Bär", est inclus sur le disque "Füf Narre im Charre (Cinq fous dans une charrette)", paru en 1976 et écoulé à 25'000 exemplaires en trois mois.
Les Aiglons
"Stalactite" (1963)
A l'aube des années 1960, le rock'n'roll balbutie en Suisse et Les Aiglons en deviennent un solide fer de lance avec leur tube "Stalactite".
Fondé par le guitariste Leon Francioli, l'organiste Jean-Marc Blanc et le batteur Christian Schlatter en 1961, ils sont les ombres lausannoises des Shadows, le groupe instrumental à succès. La guitare électrique est l'étoile montante de ce rock'n'roll qu'on consomme en Suisse surtout dans des concours nationaux d'orchestres! Les Aiglons gagnent la Coupe suisse des orchestres de rock à Renens, avant de monter à Paris pour se faire remarquer sur la scène du Golf-Drouot.
Bingo! Eddie Barclay, le producteur parisien jamais en retard d'un bon coup, sort le 45 tours des Lausannois sur le label Golf-Drouot en 1963 et "Stalactite" fait le tour du monde, y compris aux Etats-Unis sous le nom "The Eagles".
Hanns In der Gand
"Gilberte de Courgenay" (1915)
Dans le Jura, durant la Première Guerre mondiale, une serveuse de bistrot est devenue une héroïne nationale.
Une compagnie de l'armée suisse doit passer Noël au front dans le village de Courgenay. Gilberte, la serveuse du bistrot de la gare, leur prépare une fête de Noël. Tous succombent à son charme, y compris le cannonier Hasler, qui lui dédie cet hymne au grand dam de sa fiancée qui lui rend une visite surprise.
La vraie Gilberte a bel et bien existé. Elle servait à l'hôtel de la gare que tenaient ses parents pendant la Première Guerre mondiale. Trois soldats de l'Entlebuch composent pour le réveillon en 1915 une chanson en l'honneur de leur serveuse favorite. Le troubadour Hanns In der Gand (1882-1947) a rapporté cette chanson populaire des soldats dans son recueil.
Aujourd'hui encore, on la chante dans les casernes où retentit son fameux refrain:
"C'est la petite Gilberte, Gilbert' de Courgenay; elle cherche ses trois cent mille soldats et tous ces officiers. C'est la petite Gilberte, Gilberte de Courgenay: elle pleure maintenant pour toute la Suisse et toute l'armée".