Déferlante de festivals de jazz en cette rentrée culturelle romande avec Cully Jazz, Jazz Onze Plus, Jazz sous les étoiles, ou encore AMR Jazz Festival et JazzContreBand. Foisonnement aussi de langages, de styles et de jeunes talents locaux; le jazz s’affiche dans toute sa diversité. A un bémol près: la sous-représentation des femmes dans les groupes. En 2021, malgré la multiplication de rapports, de tables rondes, de soirées spéciales "musiciennes", le jazz reste un univers artistique masculin.
Dans "Femmes du jazz" (CNRS Editions) paru en 2007 et réédité en 2018, la sociologue Marie Buscatto relève que parmi les 2'000 musiciens que compte "la petite planète de jazz français", seules 8% des interprètes sont des femmes. De plus, alors qu’environ 65 % des chanteurs sont des chanteuses, les femmes constituent moins de 4 % des instrumentistes.
Le principal problème des musiciennes de jazz, c’est qu’elles n’arrivent jamais à en vivre. Même si elles étudient dans les meilleures écoles de jazz et sont considérées comme des musiciennes de qualité, les hommes tendent à oublier de les recruter."
L’"oubli" de recrutement implique pour les femmes, plus de difficultés à trouver du travail et se maintenir dans le monde du jazz. Les jazzwomen qui percent dans le milieu, sont généralement celles qui montent leur propre groupe, évoluant en tant que "leader". Les hommes, eux, prennent plus facilement le rôle de "leader" de leur groupe et sont aussi, fréquemment, recrutés par d’autres musiciens pour jouer à leur côtés en tant que "sidemans", ce qui leur permet de multiplier les occasions de concerts, et par conséquent les sources de revenus.
Pourquoi pas les femmes?
Pour Marie Buscato, si les femmes peinent à être recrutées par leurs collègues hommes, c’est une conséquence des processus de socialisation. Les étudiants se lient d’amitié dans les écoles et nouent des liens forts, qui se prolongent naturellement dans les groupes. Pas de volonté d’exclusion des (rares) musiciennes, mais "les hommes se recrutent entre eux, parce qu’ils sont potes", confirme Cléa Pellaton, bassiste et étudiante en jazz à la Haute Ecole de musique de Lausanne (HEMU).
Je remarque, dans pratiquement tous mes rapports avec les musiciens que je suis d'abord perçue comme une femme avant d'être considérée comme une musicienne. Ça met une barrière à la relation qui devrait être, avant tout, professionnelle et musicale.
Contrairement aux orchestres classiques où le déséquilibre femmes-hommes a pu être réduit par l’introduction, entre autres, des auditions à l’aveugle (derrière un rideau) lors des recrutements, un groupe de jazz ou une direction de festival recrute les artistes via ses réseaux.
Quant à l’éventuelle introduction de quotas ou d’autres formes de discrimination positive, Marie Buscatto relève que le monde de l’art demeure très crispé sur la question, craignant, que ces mesures "empêchent le talent de s’exprimer dans toute sa splendeur et favorisent la médiocrité."
Ça commence à l’école
Pour insuffler un changement, les solutions évoquées se trouvent dans le camp de l’enseignement. Si les institutions formaient autant de musiciennes que de musiciens, les mécanismes des réseaux masculins pourraient être modifiés.
Cléa Pellaton, qui a fondé avec d’autres étudiantes de l’HEMU, l’AMEF – L’Association des musiciennes étudiantes du Flon –, souligne le déséquilibre femmes-hommes au sein de l’école. "Cette année à l’HEMU sur l’ensemble des départements jazz et musiques actuelles, il y a 13 femmes sur 92 élèves; soit environ 14 % d’étudiantes. Seulement huit d’entre elles sont engagées dans le cursus de jazz qui compte 70 étudiants", explique-t-elle.
Ce faible pourcentage d’étudiantes s’explique par le manque de jeunes femmes qui se présentent aux concours d’entrée des filières de jazz des hautes écoles. Pour les encourager dès leur plus jeune âge à envisager l’apprentissage d’instruments considérées comme étant masculins (guitare, batterie, trompette), il faudrait qu’elles puissent être inspirées par des "modèles".
Or, l’absence des musiciennes dans les groupes de jazz s’accompagne également par l’absence des femmes qui enseignent le jazz dans les hautes écoles. En parcourant les noms des professeurs affichés sur les sites des hautes écoles suisses, le déséquilibre hommes-femmes saute aux yeux. Les quelques rares femmes enseignent surtout le chant, puis les matières théoriques, mais elles brillent par leur absence parmi les professeurs d’instruments.
En créant l’AMEF, Cléa Pellaton et ses collègues, espèrent insuffler un vent de changement au sein de l’HEMU. Les étudiantes imaginent la mise en place d’événements, de workshops et d’autres pistes de réflexion qui permettront au jazz de dépasser une affaire de… bande!
Anya Léveillé/aq