La scène se passe dans un roman qui vous prend aux tripes: "Le Général des armées mortes", d’Ismaïl Kadaré, immense chroniqueur de l’Albanie. Dans les années 1960, un officier italien parcourt l’Albanie avec des terrassiers locaux à la recherche des corps oubliés des soldats fascistes morts dans ces montagnes lors de la Seconde Guerre mondiale. C’est la nuit.
"Dans l’autre tente on s’était remis à chanter. – Il y a quelque chose de déchirant dans ces chants qui languissent, languissent, dit le général. – Oui, c’est vraiment déchirant. C’est la voix primitive des générations passées. – Moi, je frémis à les entendre, ils m’effraient. – Tout leur folklore épique est ainsi, dit le prêtre. – Le diable seul saurait dire ce que les peuples expriment par leurs chants, dit le général. On peut fouiller et s’introduire facilement dans leur sol, mais quant à pénétrer leur âme, ça jamais."
La folle densité de ces mélopées
Quiconque a entendu du chant polyphonique albanais ou les mélodies des montagnes du Sud, du côté de Permët, sait l’extraordinaire puissance, la folle densité de ces mélopées qui ont traversé les siècles et des années de dictature socialiste. Les paroles ont changé, au gré des injonctions de la propagande, les récits des temps ottomans cédant la place au discours patriotique du régime. La musique et les mélodies sont restées.
Curatrice à l’actuelle mairie de Tirana, Edit Pula a grandi avec ses chants et ses musiques. Quand elle a mené sa carrière de plasticienne du côté de Londres, les musiques albanaises l’ont suivie, tel un talisman. De retour au pays des aigles, elle paie aujourd’hui sa dette envers ce répertoire populaire. A l’heure où la pop balkanique à synthé tendrait à uniformiser les styles des divers pays balkaniques (la tallava en Albanie et au Kosovo, la tchalga en Bulgarie, le turbo-folk dans les ex-pays yougoslaves, le manele en Roumanie), Edit Pula a troqué sa casquette de curatrice et conseillère culturelle pour devenir productrice de disques.
Un premier essai en compagnie du producteur américain Joe Boyd (on lui doit la découverte de Pink Floyd, Nick Drake, REM, Toumani Diabate et tant d’autres à travers le monde) donna l’album "At Least Wave Your Handkerchief At Me" (Au moins, agite ton mouchoir dans ma direction), sous-titré "joie et peine de la chanson albanaise du Sud". C’est paru chez Glitter Beat en 2017 et ces chants ont toujours de quoi impressionner un général italien venu fouiller le passé.
En 2020, Tirana célébrait le centième anniversaire de son statut de capitale d’un état albanais libéré de la domination ottomane. Edit Pula a souhaité à cette occasion rendre hommage au répertoire des fêtes et mariages de sa ville natale. Et redonner ainsi une place d’honneur aux vétérans de ces musiques, chanteuses et chanteurs, clarinettistes, joueurs de laouto (le luth des Balkans), percussionnistes, accordéonistes.
"Ces musiques étaient toujours jouées, mais on ne les entendait plus à la radio ou sur internet, explique la curatrice. Ce n’est pas le répertoire qui est en danger, mais la manière traditionnelle de l’interpréter. Les synthés nivellent tout et au tournant des années 1990, les traditions étaient mises de côté au profit de tout ce qui pouvait venir de l’Ouest, de l’Occident."
Elle pleure à fendre les pierres les plus denses
Voici aujourd’hui son deuxième projet, le Tirana-Tirona Allstars, un ensemble qui réunit les cadors du répertoire et des artistes de la nouvelle génération, "pour passer le relai et assurer la transmission", raconte Edit Pula. Ecoutez la clarinette d’Hekuran Xhambali, elle pleure à fendre les pierres les plus denses. Tirana-Tirona Allstars, ses chanteuses et chanteurs, c’est un peu à l’Albanie ce qu’El Gusto a été pour l’Algérie, Mostar Sevdah Reunion pour la Bosnie ou Buena Vista Social Club pour Cuba: la redécouverte, au pays comme à l’étranger, d’une musique qui parle au cœur et à l’âme. Un répertoire du passé qui garde toute son acuité.
En 2021, l’album "Tirana 100" du Tirana-Tirona Allstars aurait dû sortir en grandes pompes et dans tous les formats possibles. Las, la pandémie s’est invitée à la noce, réduisant ces musiques fabuleuses à une discrète présence sur les plateformes de streaming et la seule vente de fichiers en ligne sans trop de promotion dans nos contrées.
Il est temps de compenser cette absence et d’espérer pour bientôt des versions plus concrètes de cet album qui tient de la mine d’or redécouverte. A Tirana, l’infatigable et enthousiaste Edit Pula prépare déjà un nouvel album pour explorer le répertoire de la région de Shkodër.
Thierry Sartoretti/aq
"Tirana 100" de Tiruna-Tirona Allstars.