"L'esprit caché de la douloureuse Espagne", c'est en ces mots que l'écrivain Federico Garcia Lorca évoque dans "Jeu et théorie du duende" ces sonorités noires qui réveillent en nous quelque chose de puissant. Ce duende, il dit que c'est Goethe qui le décrit le mieux: "Ce pouvoir mystérieux que tout le monde ressent et qu'aucun philosophe n'explique". C'est l'instant, en fait, où quelque chose émerge en soi, et tout autour, de l'ordre de la communion, et qui fait, pour ce qui est du flamenco dont il est la source, immanquablement crier "olé".
Le duende, il faut le réveiller dans les dernières demeures du sang. C'est avec le duende que l'on se bat vraiment. Les grands artistes du sud de l'Espagne, gitans ou joueurs de flamenco, chanteurs, danseurs ou musiciens, savent qu'aucune émotion n'est possible sans l'arrivée du duende.
Un enthousiasme presque religieux
La presse musicale aujourd'hui est secouée par un enthousiasme unanime presque religieux à propos du nouvel album de Rosalía, "Motomami", sorti il y quelques semaines. Les superlatifs viennent même presque à manquer pour évoquer l'oeuvre de cette jeune artiste espagnole, bien connue des dancefloor et des radios adolescentes, et qui s'envole en tête des ventes et met d'accord public et spécialistes. Que se passe-t-il ici? Et bien le duende.
L'Espagnole sait jouer de son charme et des envolées lyriques, mais il est certain qu'elle sait ce qu'elle fait, et maîtrise les forces qu'elle mobilise dans cet album extraordinaire, car elle vient du flamenco le plus pur et dur de la péninsule. Et elle ouvre son disque par le très puissant "Saoko" où elle ne cesse de répéter "Yo me transformo", "Je me transforme". Artistiquement, intimement, profondément.
Rosalía adopte une posture d'une féminité étourdissante, non loin de celle de Beyoncé dans certains clips d'ailleurs, qui paraît faiblarde en rapport, car trop en force. Rosalía, elle, traverse tout le spectre de la féminité, de la torpeur mutine entre les draps froissés à l'énergie sexuelle de l'amazone à moitié nue sur un cheval d'artefact, de la gentille fille qui respecte sa mère, qui lui donne la parole même, pour rappeler ô combien la famille est essentielle.
Il y a Rosalía la productrice ultra imaginative jouant les entre chocs, la chanteuse mignonne qui monte très haut et soulève les coeurs par ses airs candides, la rappeuse qu'il ne faut pas trop chercher, flirtant avec la vulgarité des soirées d'ivresse de boîtes de nuit sur fond de reggaeton. Des girls gang vénéneux aux pucelles Kawaii se délectant de "Chicken Terriyaki".
Du flamenco aux beats tonitruants
Dans cet album qui part dans tous les sens sans pourtant se perdre plane l'esprit des Carmen Amaya et de toutes ces danseuses un temps travesties, ces vieilles aux voix burinées, les châles crochetés qui glissent des épaules et en essuient la sueur, les rythmes effrénés des ses nuits de musique qui mobilisent Dieu ou le diable, c'est selon, et nous laissant pantois. Des beats tonitruants comme autant de claquettes sur parquets de bois, l'usage de l'auto-tune comme lorsque la voix doit se fendre pour laisser entrer la lumière.
Du flamenco, l'esprit des froufrous dans la poussière, les castagnettes qui scient les doigts, les hyper cambrures qui poussent les seins au ciel et le calvaire dans le sol. Rosalía utilise et transforme la pop en sensation brutale, jouissive, purgative, comme pour éructer d'une douleur inconsolable, encenser la beauté, rappeler que nous venons au monde entre les jambes des femmes, dans l'amour, le sang et la merde, et qu'il est bon de s'asseoir de toutes nos rondeurs, en tournicotant nos cheveux et mâchonnant du chewing-gum sur la prétendue faiblesse dont on tente toujours d'affubler les femmes.
Sujet radio: Julie Henoch
Adaptation web: ld
Rosalía, "Motomami" (Columbia Records/Sony Music).