Quand Leos Janacek commence le travail sur "Jenufa" en 1894, il est loin de se douter que l’écriture de cette œuvre se prolongera jusqu’en 1904. A la création de l’opéra à Brno, sa ville natale, le compositeur tchèque est âgé de 50 ans et il devra encore attendre une douzaine d’années avant de voir "Jenufa" triompher au Théâtre national de Prague, puis sur les scènes internationales.
Ce travail au long cours en valait largement la chandelle puisque dans "Jenufa", il n’y a pas une note, pas un mot qui soit là pour remplir ou décorer. Chaque son nous entraîne un peu plus loin dans le drame qui se déroule au fin fond de la campagne morave du XIXe siècle, où vit une petite communauté écrasée sous le poids des conventions morales et religieuses.
Deux femmes fortes
Pour le livret, Janacek s’est inspiré du roman "Sa belle-fille" de l’autrice tchèque Gabriela Preissova. Cette belle-fille, c'est Jenufa. Face à elle, l'autre personnage central de l'opéra, la Kostelnicka (la Sacristine), sa belle-mère. Deux femmes fortes qui ont, nous dit-on, un "esprit d’homme" mais qui évoluent dans une société patriarcale où elles sont humiliées et violentées par des hommes.
Au début de l’opéra, Jenufa est enceinte de son amant (et cousin) Steva, un bellâtre séducteur et inconstant, futur héritier du moulin de leur grand-mère commune Buryja. Jenufa est en proie à des angoisses terribles, car sa grossesse illégitime, "sa faute" comme elle dit, va bientôt devenir visible. Elle espère épouser son amant, mais Steva n’est pas pressé, contrairement à son demi-frère, Laca, qui est amoureux de Jenufa depuis son enfance.
Le drame éclate au moment où Laca, se voyant rejeté par Jenufa, sort un couteau et la blesse au visage. Défigurée et abandonnée par son amant Steva, elle est cachée par sa belle-mère, la Kostelnicka. Et quand elle donne naissance à un petit garçon, la belle-mère décide de tuer l’enfant plutôt que de laisser Jenufa vivre dans la honte et le déshonneur en ayant accouché hors mariage.
Mais comme Janacek a placé son opéra sous le signe de l’amour et du pardon, l’histoire se termine sur une note d’espoir avec le pardon "collectif" accordé par Jenufa.
Une distribution remarquable
Au Grand Théâtre de Genève, c’est la soprano américaine Corinne Winters qui interprète une Jenufa bouleversante, tant sur le plan vocal que scénique. Sa voix, souple, puissante et très bien équilibrée dans tous les registres, révèle chaque aspect de la psychologie et de la personnalité de Jenufa, jeune fille pétillante et un peu mélancolique au début qui est, un acte plus tard, méconnaissable, tant elle est ravagée par le chagrin dû à la perte de son enfant.
Dans le rôle de la belle-mère, une autre magnifique chanteuse: Evelyn Herlitzius, qui est non seulement une grande soprano wagnérienne, mais aussi une immense actrice. Elle incarne une femme de tête très dure qui perd pied, déchirée entre ses convictions morales et son envie d’offrir à sa belle-fille une vie heureuse. Les scènes de folie, après le meurtre de l’enfant, lorsqu'elle est dévorée par des remords, sont particulièrement impressionnantes et portées par une voix d’une puissance inouïe.
A ce duo, s’ajoute un troisième personnage féminin fort: la grand-mère Buryjovka, interprétée par la mezzo-soprano Carole Wilson. Une voix tour à tour chaude et caressante, qui peut aussi devenir acide, piquante quand elle houspille son entourage.
Du côté des hommes, Ladislav Elgr (Steva) et Daniel Brenna (Laca), tous les deux ténors, ne déméritent pas, même s'ils sont légèrement en deçà du trio féminin. De manière générale, toute la distribution, y compris les rôles secondaires, est remarquable. Comme d’ailleurs le chœur et l’Orchestre de la Suisse romande (OSR), dirigé par le chef tchèque Tomas Hanus, qui relève les mille et une nuances de la partition.
Un décor unique
Le décor unique conçu par Henrik Ahr - un toit en bois qui descend jusqu’au sol et qui abrite des rangées de marches qui filent dans les hauteurs du plateau - peut être perçu comme un moulin, une église, une auberge ou tout autre lieu qui enferme celles et ceux qui l’habitent.
Un décor qui écrase les personnages durant les trois actes et dont le côté claustrophobique est en accord avec le livret. Au niveau musical, cela fonctionne très bien pour les scènes en solo, duo ou petits effectifs. Mais dès que le chœur se presse à l’intérieur des murs en se serrant sur les marches, l’espace est saturé et tout semble un peu brouillon.
Happé par la toile sonore
Au final, il reste les voix et la puissance de la musique de "Jenufa" de Janacek, qui est l’un des plus beaux opéras du répertoire lyrique, toutes époques confondues.
Dans la musique du compositeur tchèque, tout est en perpétuel mouvement. Il n’y a pas de schémas répétitifs, la musique est sans cesse traversée par les émotions humaines: un passage très gai avec des musiques populaires peut être soudainement balayé par une plainte. On entend dans l’orchestre des cris, des rires, des murmures. La musique de "Jenufa" est d’une beauté et d’une originalité folle. Grâce à l’OSR et à Tomas Hanus, dès les premières mesures, on est littéralement happé par la toile sonore dont les échos résonnent longtemps encore après les applaudissements.
Sujet radio: Anya Leveillé
Adaptation web: aq
La migration au coeur de la saison 2022-23 du Grand Théâtre de Genève
Le Grand Théâtre de Genève (GTG) place sa saison 2022-2023 sous le signe des "mondes en migration". La programmation compte une centaine de dates de spectacles d'opéra, de ballet, de récitals et de concerts, dont certains n'avaient pas pu être montrés en raison de la pandémie de Covid-19.
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La saison 2022-2023 ouvrira avec le chef-d'oeuvre "La Juive", de Fromental Halévy. Cet opéra, un des plus populaires du 19e siècle, parle d'intolérance religieuse et de fanatisme.
Après "Jenufa" ce printemps, la metteuse en scène Tatjana Gürbaca reviendra en automne pour monter "Katia Kabanova", également de Leos Janacek. Puis Christina Pluhar et son ensemble L'Arpeggiata proposeront un spectacle musical autour d'"Il Combattimento - Les amours impossibles", de Claudio Monteverdi.
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Le collectif flamand FC Bergman proposera sa lecture du "Retour d'Ulysse", de Monteverdi. Prévue au printemps 2020, la création mondiale "Voyage vers l'Espoir", de Christian Jost, d'après le film suisse éponyme, pourra enfin être présentée. La saison se terminera avec "Lady Mcbeth de Mtsensk", de Dmitri Chostakovitch, suivie de "Nabucco", de Giuseppe Verdi.
Du côté du ballet, son nouveau directeur Sidi Larbi Cherkaoui programme trois spectacles. Le chorégraphe belge proposera en première mondiale "Ukiyo-e", en deuxième partie d'une soirée intitulée "Mondes flottants", lors de laquelle il partagera l'affiche avec Damien Jalet et sa reprise de "Skid". Puis il reprendra "Sutra", créé en 2008 avec des moines de Shaolin.
ats