Sept oeuvres classiques qui firent scandale lors de leur création
>> Récemment, l'Opéra de Paris proposait une sulfureuse nouvelle production de "Salomé" de Strauss. La maison lyrique avait averti préalablement ses abonnés par courrier que la mise en scène pouvait "présenter certaines scènes de caractère violent et/ou sexuel explicites qui pourraient heurter la sensibilité d’un public non averti". Objectif? Eviter un éventuel scandale lors de la première.
>> Lors de sa création en 1905, "Salomé" avait déjà soulevé l’indignation du public. Paradoxalement le scandale qui a accompagné sa création a également assuré son succès. Strauss a tiré de telles recettes financières de cet opéra qu’il a pu acheter à Garmisch-Partenkirchen la maison qu’il devait habiter jusqu’à la fin de ses jours.
>> Retour sur quelques-unes des œuvres qui ont soulevés les plus grosses controverses, voire les plus gros scandales de l’histoire de la musique classique, lors de leur création
Une proposition de Catherine Buser
Adaptation web: RTS Culture
"Tannhäuser" de Richard Wagner
Une honte pour l'Opéra de Paris
En 1861, Wagner vient présenter à l’Opéra de Paris son "Tannhäuser" dont la création lui offre l’un de ses échecs les plus cuisants. Trois soirs durant, on crie, on siffle, on agite des crécelles, on s’insulte, on se prend à partie… Le public est même sur le point d’en venir aux mains.
Le but de l’opération? Faire le plus de bruit possible pour couvrir la musique et la voix des chanteurs. Il faut à tout prix empêcher l’œuvre d’être jouée et faire comprendre à son auteur que cet opéra n'a pas sa place à l'Opéra de Paris, que sa musique et son histoire sont une honte, et que Wagner, cet arrogant Wagner, n'a respecté aucune des règles en vigueur dans la maison.
Ce n’est pas la musique qui dérange les détracteurs de Wagner. Ce qu’ils ne lui pardonnent pas, c'est d'avoir déplacé le traditionnel ballet prévu dans l'opéra. Le compositeur allemand a osé le mettre au début du spectacle alors que par tradition, il doit se trouver au milieu de la soirée.
Ces messieurs viennent traditionnellement assister au ballet une fois qu'ils ont fini de souper. Mais là, trop tard: quand ils arrivent pour voir "Tannhäuser", le ballet est déjà terminé et les danseuses sont sorties. Or, priver ces riches abonnés de leur ballet, c'est les priver d'admirer et d'aller saluer leurs petites ballerines, qui sont aussi leurs protégées.
Aussi décident-ils de le faire payer à Wagner, qui par ailleurs se montre très méprisant et insupportable avec les musiciens. Au lieu des vingt-cinq soirées prévues en ce mois de mars 1861, "Tannhäuser" est retiré de l'affiche au bout de trois représentations. Wagner est furieux, il quitte Paris en maudissant son public.
"Salomé" de Richard Strauss
Un opéra trop choquant
"Salomé" est le troisième opéra de Richard Strauss. Sa création a lieu le 9 décembre 1905 à Dresde et soulève l’indignation, notamment en raison de la "danse des sept voiles", d'un érotisme extrême. Mais le scandale assure également son succès: l’œuvre est aussitôt reprise par plus d’une dizaine de théâtres et donnée sur une cinquantaine de scènes en 1907. Elle est néanmoins interdite à New York, son contenu étant considéré comme trop choquant pour le public américain.
Plus de cent ans après sa création, la reprise récente de cet opéra à la Bastille de Paris dans la mise en scène de la réalisatrice Lydia Steier a suscité une fois encore une polémique. La metteuse en scène américaine n’y est pas allée de main morte pour peindre l’atmosphère de décadence exigée par le livret. La scène a des allures de bunker tandis que l’espace supérieur s’apparente à un peep show grand-guignolesque. Fellations, sodomies, masturbations, il y en avait pour tous les goûts, y compris pour les violents qui manient le sabre ou le couteau.
"Prélude à l'après-midi d'un faune" de Claude Debussy
Une "lourde impudeur"
L'œuvre de Debussy "Prélude à l'après-midi d'un faune" provoque elle aussi un scandale lors de sa création au Théâtre du Châtelet le 29 mai 1912. La pièce était inscrite à l’affiche des Ballets russes dans une chorégraphie signée Nijinski. Ce dernier construit l’argument du ballet en s’appuyant sur le poème de Mallarmé qui avait inspiré Debussy lors de l’écriture de son Prélude.
Nijinski imagine une chorégraphie totalement en rupture avec la tradition classique. Le soir de la première, le public est littéralement déconcerté et se montre très chahuteur. Le spectacle est si perturbé que Diaghilev, fondateur des Ballets russes, est contraint de faire reprendre la musique du début. La salle est scandalisée tandis que la critique se déchaîne. C’est la scène finale qui choque le plus. Le faune est amené à s’allonger sur l'écharpe de la nymphe, suggérant plus ou moins ouvertement un orgasme.
Ceux qui nous parlent d'art et de poésie à propos de ce spectacle se moquent de nous. Ce n'est ni une églogue gracieuse ni une production profonde. Nous avons eu un faune inconvenant avec de vils mouvements de bestialité érotique et des gestes de lourde impudeur.
Contre toute attente, le scandale alimenté par la presse a pour conséquence d’attirer le public en masse aux représentations suivantes.
Les "Altenberg Lieder" d'Alban Berg
Le "concert des gifles" du 31 mars 1913
Moins d’un an après la création du "Prélude à l'après-midi d'un faune", un autre scandale éclate cette fois à Vienne. La scène se passe le 31 mars 1913 au Musikverein. Arnold Schoenberg dirige ce soir-là un programme comprenant des œuvres d'Anton Webern, Alexander von Zemlinsky et d’Alban Berg, ainsi que ses propres compositions. C’est Alban Berg qui ce soir-là soulève l’indignation du public avec ses "Altenberg Lieder".
Cette première grande œuvre de Berg pour orchestre s'appuie sur un choix de texte en prose emprunté à Peter Altenberg. Il s’agit en réalité de cinq textes de cartes postales que celui qui l’on surnommait le Socrate des cafés viennois avait envoyé à quelque jeune fille, cliente virtuelle de Freud: refoulée, déprimée, désespérée de ne pas avoir rencontré celui qui aurait su éveiller son âme, elle se réfugie dans une rêverie vague, elle s’abandonne et souffre sans retenue. Le contenu des textes dévoile les faces à la fois tourmentées et belles de l’âme humaine, mais aussi une expression sensuelle de l’amour et du désir.
L’écriture scabreuse de ces poèmes épigrammatiques soulève l’indignation du public. Mais la façon dont Berg les met en musique ne va pas non plus aider à les faire accepter. Le public a de la peine à accepter la disproportion qui existe entre l’effectif instrumental exigé (le compositeur fait appel à un immense orchestre) et la durée des mélodies: certaines d’entre elles ne durent qu’une minute, et quelle minute, souvent traversée de syncopes, d’ostinati et sons vocaux… si inhabituels. De sorte que la création de ces lieder d'Altenberg déclenche une émeute entraînant la fin prématurée du concert.
C’est ainsi que le concert du scandale est devenu le "Watschenkonzert" ou concert des gifles. Témoin d'une agression présumée de la part de l’organisateur du concert sur un spectateur, le compositeur d’opérette Oscar Strauss aurait déclaré que cette gifle avait été "de toute la soirée - le son le plus harmonieux".
Berg fut dévasté par cet événement. Sa déception est encore aggravée quelques semaines plus tard lorsque Schoenberg lui-même lui reproche amèrement l’échec de la soirée. L’échec est pour lui si cuisant qu’il range ses Lieder au placard et ne cherche plus jamais à les faire jouer. Ils ne seront plus interprétés dans leurs versions originales jusqu’en 1952.
"Le sacre du printemps" d'Igor Stravinsky
Un monde musical nouveau
Comme Wagner, Stravinsky a affaire à l’incompréhension du public parisien. La création de son fameux "Sacre du printemps" est restée comme l’un des scandales les plus mémorables de l’histoire de la musique.
Un soir du printemps 1913, tout le gotha parisien se rassemble au Théâtre des Champs-Elysées pour découvrir ce qui sera plus tard salué comme l’une des compositions les plus importantes du XXe siècle.
Engagé par Diaghilev pour la saison 1913 des Ballets russes, Stravinsky imagine un ballet dans lequel il propose des "Images de la Russie païenne". Il y met en scène des rituels primitifs de célébration du printemps qui se terminent par une danse sacrificielle, au cours de laquelle une jeune fille danse jusqu'à la mort.
"Le sacre du printemps" se déroule en deux parties, intitulées respectivement "L’adoration de la terre" et "Le sacrifice". Il n’y a pas véritablement d'histoire ou d'intrigue. Chacun des deux tableaux présente une succession de jeux rituels et de scènes incantatoires qui aboutissent dans la première partie à la danse de la terre, une page violente et orgiaque et dans la deuxième partie à la prodigieuse danse sacrale d’une virtuosité rythmique redoutable.
Stravinsky rompt ici avec le passé et abandonne tout lyrisme au profit d’un certain archaïsme qui provient du passé païen de la Russie. Paradoxalement, cela lui permet d’explorer un monde musical nouveau, sauvage et cruel, mais savamment construit. Le rythme est le véritable héros du spectacle.
Sur le plan chorégraphique, Nijinski surprend le public par des mouvements saccadés, désordonnés, désarticulés, qui rompent avec les codes de la danse classique. Plus encore que la musique, ce sont eux qui suscitent auprès du public un véritable scandale. Sacrifice humain, vieillards souffreteux, pantins désarticulés, la bonne société parisienne est choquée par tant des bestialité.
Le soir de la première, le 29 mai 1913, au théâtre des Champs Elysées, la foule se met presque immédiatement à rire, à huer, et à chahuter. L’émoi général tourne à la colère, puis à la violence, de sorte que les gendarmes sont contraints d’intervenir. Le ballet se poursuit quand même jusqu’à la fin. La puissance explosive sans précédent de la musique, les sonorités volcaniques produites par un gigantesque orchestre, des pulsions rythmiques brutales et des dissonances déchirantes amènent certains des premiers critiques à concevoir des commentaires tels que ce surnom trouvé par Léon Vallas, "Le massacre du printemps".
"Parade", écrite par Jean Cocteau sur une musique d’Erik Satie
"Vous êtes un cul sans musique"
"Parade" est un ballet en un acte de la compagnie des Ballets russes, écrite par Jean Cocteau sur une musique d’Erik Satie. Léonide Massine en signe la chorégraphie et Pablo Picasso les décors, les costumes et le rideau de scène. L’œuvre est présentée le 18 mai 1917 au théâtre du Châtelet sous la direction d’Ernest Ansermet.
Son argument qualifié de surréaliste par le poète Guillaume Apollinaire évoque une parade comme on en voyait jadis dans les théâtres de foire. En pleine Première Guerre mondiale, s’attaquer à un argument aussi léger opposant l'univers poétique à la brutalité du monde moderne est un parti pris qui n’est pas du goût de tout le monde.
La première représentation déclenche l'hostilité du public et de la critique, surpris de trouver dans l'orchestre des instruments aussi inattendus qu'une machine à écrire, un bouteillophone (série de bouteilles contenant des quantités différentes de liquide), un pistolet et des sirènes. Les conservateurs jugent que la musique est d'un "bruit inadmissible". Quant aux costumes de Picasso, on estime qu’ils sont beaucoup trop grands et que par conséquent, ils cassent la gestuelle du ballet.
Le critique Jean Poueigh écrit dans ses colonnes que Satie fait outrage au bon goût français alors qu’il est venu présenter ses félicitations en loge à l’auteur. Ce dernier lui adresse alors une carte postale sur laquelle il écrit ceci: "Monsieur et cher ami, vous n'êtes qu'un cul, mais un cul sans musique".
Cela lui vaut une forte condamnation, suspendue par un accord à l'amiable grâce à l’intervention de diverses personnalités, et consolide finalement sa réputation.
"Déserts", d'Edgar Varèse
Encore une émeute
"Déserts" est une pièce pour orchestre et bande magnétique du compositeur français Edgar Varèse composée en 1954. Sa création a lieu le 2 décembre de la même année, à Paris. Le compositeur Pierre Henry est chargé de la projection du son tandis que le chef Hermann Scherchen dirige l'Orchestre national de France.
La pièce est programmée au milieu d'un concert qui comporte deux oeuvres classiques de Mozart et Tchaikosvki, pour attirer un public réticent à découvrir de nouvelles pièces contemporaines. Mais dès les premières notes, le public est décontenancé. Sifflements et huées se font entendre. Pierre Henry pousse le volume mais rien n'y fait, la musique est à peine audible sous le vacarme provoqué par les spectateurs.
Rugissements, hurlements, cris d'animaux, la foule se déchaîne tandis que quelques applaudissements se font tout de même entendre. Débute alors dans la salle une bagarre générale. Le chef, sans ciller, dirige de son côté l'oeuvre jusqu'au bout.
Le lendemain, sans surprise, Varèse est critiqué dans les journaux: "Ce Monsieur Varèse devrait être fusillé séance tenante", écrit un critique. Le compositeur admet que sa musique ne puisse pas plaire à tout le monde. Mais pour la critiquer, encore il faut la connaître, dit-il: "Pour la vomir, il aurait fallu qu'ils l'aient avalée d'abord!". Varèse conclut: "On peut dire que, jusqu'à nos jours, la France a eu de grands musiciens. Mais elle n'a jamais eu de public musical!"