"Pour moi, soixante ans de carrière, c'est énorme. Mais qu'est-ce que j'ai foutu pendant soixante ans? Parce que sincèrement, je ne les ai pas vu passer du tout". Ce parcours d'une longévité exceptionnelle, couronnée de 70 millions d'albums vendus à travers le monde, Sheila le raconte sans détour ni faux-fuyants dans le portrait que lui consacrent François Jougneau et Jean-Baptiste Erreca.
Elle se souvient de son enfance, ses parents, ses débuts, la rumeur, ses amours, son mariage, son fils, ses succès, ses adieux, son retour, ses deuils. Estimant avoir "vécu cent vies en une. Je n'ai pas eu une vie normale. J'ai eu une vie de montagnes russes. C'est-à-dire que je ne peux pas avoir une immense joie sans avoir à côté un drame".
"Sheila, toutes ces vies-là" est ainsi l'histoire d'une petite vendeuse de bonbons devenue chanteuse à succès que le talent, le travail, la gloire et les épreuves vont achever de transformer en véritable icône populaire dès les années 1960. L'idole de toute une génération qui n’a jamais cessé de se battre soixante ans durant.
Pressée comme un citron
Le conte de fées débute en France avec "Jolie petite Sheila", suivi par l'immense succès de "L'école est finie" ou de "Bang Bang" qui lui vaut aussi son premier rôle au cinéma. Sheila se rappelle dès lors à son public avec une moyenne de quatre 45 tours par an et des centaines de passages à la télévision, sous l'impulsion de son producteur Claude Carrère. Une omniprésence commerciale et médiatique qu'elle prolonge en 1963 par une première tournée qui commence à Marseille. Annie Chancel de son vrai nom a alors 17 ans et demi. Déjà pressée comme un citron, elle doit jeter l'éponge pour des raisons médicales et ne remontera sur scène qu'en 1985. Son épuisement lui fera perdre une quinzaine de kilos.
Cette première désillusion sera suivie peu de temps après par la Une assassine du journal France Dimanche qui se demande si "Sheila va devenir un homme". Une calomnie dont la chanteuse va rester marquée à vie et qu'elle évoquera plus tard dans une chanson. La chanteuse cicatrise ensuite sa peine en dessinant des robes et des vêtements qu'elle écoulera à l'enseigne des 500 points de vente de La boutique de Sheila, tandis que les événements de Mai 68 approchent à grands pas. Malgré l'érosion des yé-yé et de sa génération de chanteurs et chanteuses divertissants, Sheila chante quant à elle sans prétention "Petite fille de Français moyen" et traverse les modes en "se raccrochant aux branches", comme elle l'avoue franchement dans un sourire.
Des années 1970 plus disco
Les années 1970 sont pour elle une succession de nouveautés. Des fameuses émissions cathodiques de divertissement des Carpentier à des titres plus rythmés et disco proposés avec ses Boys formés de danseurs noirs ("Love Me Baby") - un acte politique en soi pour l'époque - ou quelques duos, Sheila surfe allègrement sur les vagues musicales et connaît l'épanouissement privé au côté du chanteur Ringo qu'elle épouse en grande pompe à Paris et avec qui elle a un enfant, Ludovic.
Après avoir déjà orchestré une publicité médiatique à ce mariage que le couple voulait intimiste, Claude Carrère leur fait même enregistrer "Les gondoles à Venise" en guise de faux souvenir de voyage de noces. Un élément qui va conduire bientôt à la séparation professionnelle de Sheila avec son premier pygmalion alors que la chanteuse va divorcer quasi dans le même temps de Ringo. La chanteuse choisit alors de s'exiler un temps aux Etats-Unis, où elle s'offre son premier tube international avec "Spacer" que signe Nile Rodgers de Chic ainsi qu'un album disco suivi d'un second plus éclectique enregistré en Californie avec le producteur Keith Olsen ("Little Darlin", 1981) qui ne connaît pas le même succès.
Nouvelles orientations esthétiques
A son retour en France, Sheila rencontre Yves Martin, qui devient son nouveau parolier et compagnon et la pousse à remonter sur scène. Ce sera chose faite au Zenith de Paris durant un mois en 1985. Si elle a mis un terme à sa collaboration avec Claude Carrère, elle a toutefois oublié de le faire pour la distribution de ses albums et se voit logiquement grugée financièrement pour un long moment: "J'ai été conne, voulais faire cela doucement", concède-t-elle aujourd'hui.
Malgré ces déboires, Sheila garde le cap tout en s'ouvrant à des orientations esthétiques et musicales différentes. Si elle ne connaîtra jamais plus les mêmes sommets dans son succès commercial, elle peut compter sur un public fidèle qui répond encore présent bien après sa énième annonce d'arrêter la scène en 1989 avant d'y revenir à plusieurs reprises dans les décennies à venir.
Drames privés
"Ma carrière ne se résume pas juste à des tubes je crois, mais à des instants de vie que j'ai partagés avec des gens avec qui j'ai grandi", estime désormais Sheila, récipiendaire d'une Légion d'honneur en 1998 et d'une Victoire de la musique d'honneur pour ses cinquante ans de carrière en 2012. Dix ans plus tôt, les célébrations de sa longévité s'étaient vues entachées par le décès successif de sa mère et de son père, "ses modèles". En 2017, c'est au tour de son fils Ludovic de décéder d'une overdose.
Au plus profond des drames et des larmes, "Sheila, toutes ces vies-là" montre comment la chanteuse est restée debout, en sculptant aussi par ailleurs, en écrivant des romans ou en s'engageant dans la lutte contre le sida. Une combativité de tous les instants relevée par les nombreux témoignages de ses compagnons de (dé)route qui jalonnent ce documentaire, de l'animateur Michel Drucker qui estime que Sheila est "une leçon de jeunesse" au photographe Jean-Marie Périer qui affirme que "Sheila est une sorte de tank Panzer".
Olivier Horner
"Sheila, toutes ces vies-là" (111 minutes), de François Jougneau et Jean-Baptiste Erreca.