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"Lady Macbeth de Mtsensk" au Grand Théâtre de Genève, l’horreur de bout en boue

"Lady Macbeth de Mtsensk" de Chostakovitch au Grand Théâtre de Genève dans la mise en scène de Calixto Bieito. [Grand Théâtre de Genève - Magali Dougados]
Lady Macbeth de Mtsensk: lʹhorreur de bout en boue / L'Actu Musique / 14 min. / le 2 mai 2023
La violence et le sexe imprégnent la partition éminemment expressive de "Lady Macbeth de Mtsensk", opéra de Chostakovitch. Au Grand Théâtre de Genève, une production signée du metteur en scène Calixto Bieito entraîne ses protagonistes dans une odyssée de l’horreur quelque peu surlignée.

Sur le plateau du Grand Théâtre de Genève, au pied d’une épaisse couche de boue, se dresse une gigantesque structure industrielle. Dans cet échafaudage se niche la maison des Ismailov, composée de deux cubes superposés. C'est là que se déroule le cauchemar vécu par Katerina Ismailova, alias Lady Macbeth de Mtsensk.

Son appartement est d’une blancheur aveuglante qui explose dans cet environnement très sombre. Le devant de la scène est couvert d’une épaisse boue noire dans laquelle se déroule le premier face-à-face, le combat entre Katerina et Sergueï, ainsi que les nombreuses exactions jusqu’au meurtre ultime par Katerina de Sonietka, dont elle enfonce la tête dans la fange jusqu’à l’étouffement.

"Lady Macbeth de Mtsensk" de Chostakovitch au Grand Théâtre de Genève dans la mise en scène de Calixto Bieito. [Grand Théâtre de Genève - Magali Dougados]
"Lady Macbeth de Mtsensk" de Chostakovitch au Grand Théâtre de Genève dans la mise en scène de Calixto Bieito. [Grand Théâtre de Genève - Magali Dougados]

Une oeuvre parmi les plus puissantes du répertoire

Le metteur en scène espagnol Calixto Bieito, qui avait déjà signé la mise en scène de "Guerre et Paix" de Prokofiev au Grand Théâtre en 2021, revient à Genève avec l’un des opéras les plus forts du répertoire, créé en 1934. Cette production est une reprise: elle avait été créée en 2014 à l’opéra des Flandres avec, déjà, l'extraordinaire soprano lituanienne Aušrinė Stundytė qui assure le rôle-titre. Sa présence magnétique, sa voix d’acier et de velours nous embarquent dès les premières notes au cœur du cauchemar vécu par Katerina Ismailova.

Face à elle, la basse Dmitry Ulyanov campe un beau-père terrifiant avec une voix à la mesure du rôle, à la fois brutale, cajolante et vulgaire. Le ténor Ladislav Elgr, qui incarne Sergueï, est hélas peu convaincant, avec une voix éteinte largement en deçà de sa partenaire. Ce n’est pas le cas du deuxième ténor, John Daszak, voix très directe en accord avec son rôle du mari stupide et fade. Le troisième ténor Michael Lorenz campe un très convaincant "Balourd miteux". Une distribution plutôt équilibrée, avec une très grosse déception en la personne de Alexander Roslavets, voix basse qui gâche à coups de trémolos chevrotants le plus bel air de la partition, celui du vieux forçat qui porte dans le dernier acte la douleur des exilés.

Un orchestre effrayant dans ses déchaînements

Dans la fosse, le chef argentin Alejo Pérez rend l’Orchestre de la Suisse romande (OSR) réellement effrayant dans ses déchaînements. Un orchestre rugissant, mais qui peut aussi se faire lyrique, irisé dans les passages plus nostalgiques, dévoilant les plaies à vif des protagonistes. "Chostakovitch se sert de toute la palette orchestrale en utilisant les extrêmes instrumentaux sans vouloir cacher ou adoucir les difficultés, explique le chef à la RTS. Au niveau orchestral, c'est un cadeau de faire cette oeuvre-là. L'OSR prend un tel plaisir, on se régale dans la fosse! Pour chaque instrument, il y a un beau morceau de brillance qui permet de montrer ce que l'on peut faire".

>> A écouter: l'interview du chef d'orchestre Alejo Pérez dans l'émission "A l'opéra" :

"Lady Macbeth de Mtsensk" de Chostakovitch au Grand Théâtre de Genève dans la mise en scène de Calixto Bieito. [Grand Théâtre de Genève - Magali Dougados]Grand Théâtre de Genève - Magali Dougados
Interview du chef d'orchestre Alejo Pérez / A l'Opéra / 14 min. / le 29 avril 2023

Des couches de sordide

La violence musicale de l'orchestre est toutefois presque éclipsée par celle qui se déroule sur scène. Et si le metteur en scène espagnol Calixto Bieito est connu pour son exploration de la violence allant parfois jusqu’à l’insoutenable, au Grand Théâtre de Genève sa lecture de l’opéra de Chostakovitch a choqué des spectateurs qui ont préféré quitter la salle à l’entracte.

Car en plus des scènes présentes dans le livret, Bieito ne cesse d'ajouter des couches de sordide. Katerina se fait torturer par son beau-père: coups, étouffement, simulacre de noyade. La cuisinière violée par les ouvriers du domaine est transformée par ce même beau-père en esclave sexuelle qui la traîne dans sa chambre après lui avoir passé la laisse au cou; les policiers torturent, violent et marquent au fer rouge un jeune homosexuel… L’horreur est tellement surlignée que l’on finit par oublier les déchaînements de l'orchestre.

"Lady Macbeth de Mtsensk" de Chostakovitch au Grand Théâtre de Genève. [Grand Théâtre de Genève - Magali Dougados]
"Lady Macbeth de Mtsensk" de Chostakovitch au Grand Théâtre de Genève. [Grand Théâtre de Genève - Magali Dougados]

Une puissante scénographie

La scénographie signée Rebecca Ringst est puissante, même si sa gigantesque structure, qui prend la forme d’un complexe industriel - peut-être une mine à charbon ou une usine pétrolière avec ses dédales d’échelles - surmonté d’une gigantesque cuve n’est pas très exploitée.

Ce n’est qu’au troisième acte, au moment où la police arrête Katerina et Sergueï alors qu’ils célèbrent leur mariage, que ce décor est investi par des myriades d’ouvriers qui vont démanteler les appartements, démontant les murs, les armoires, emmenant tout le mobilier pour laisser à vif le squelette de cette structure dans laquelle vont s’effondrer, dans le dernier acte, les prisonniers en route pour la Sibérie. Ce décor, symbolisant au début la prison de Katerina, se fissure au moment où elle se retrouve à l’extérieur, pour la première et aussi la dernière fois. Impressionnant.

Anya Leveillé

Propos recueillis par Serene Regard

Adaptation web: mh

"Lady Macbeth de Mtsensk" de Dimitri Chostakovitch, Grand Théâtre de Genève, les 4, 7 et 9 mai 2023. Spectacle déconseillé aux moins de 16 ans.

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L'histoire tragique de "Lady Macbeth de Mtsensk"

"Lady Macbeth de Mtsensk" de Chostakovitch (1906-1975) valut à son auteur des années de tourments. Peu après que Staline eut assisté à une représentation en 1936, un article anonyme paru dans la Pravda et intitulé "Du chaos en place de musique" signe pour le compositeur la fin d’une période créatrice relativement libre.

Alors que la Grande Terreur fauchait des millions d’individus, il était impensable pour le régime de présenter un opéra au langage à la fois si cru et novateur. Dans "Lady Macbeth de Mtsenk", l’orchestre devient un personnage à part entière qui rugit, éructe la concupiscence, les exactions et les meurtres.

L’action se déroule dans le domaine (dans le district de Mtsensk) d’un riche marchand, Boris Timofeievitch Ismailov. Son fils, Zinovij, a épousé Katerina Lvovna Ismaïlova, qui étouffe d’ennui et d’angoisse dans un quotidien où les violences et les humiliations sont monnaie courante.

Un beau-père libidineux et violent, des employés du domaine qui harcèlent les femmes (on assiste, au début de l’opéra, à une agression, un viol par les employés de la cuisinière Aksinia), un mari démissionnaire: c’est dans cet environnement de misère affective et sexuelle que Katerina entame une liaison avec un nouvel employé, le beau Sergueï, qui rêve d’ascension sociale.

Par amour, elle va empoisonner son beau-père, puis tuer son mari avec l’aide de son amant avant de se faire arrêter par la police et être condamnée aux travaux forcés en Sibérie. Le quatrième acte de l'opéra, qui dépeint la colonne d’exilés en route pour le bagne, constitue l’une des scènes des plus poignantes sur le plan dramatique et musical de tout le répertoire lyrique. Sergueï se détourne de Katerina et courtise une autre détenue, Sonietka. Lorsque Katerina, humiliée et à bout de forces, découvre cette liaison, elle entraîne sa rivale dans un lac dans lequel elles se noient toutes les deux.