Ecrivain et disquaire français, Nicolas Fily explore pour nous l’univers d'un musicien résolument défricheur: Don Cherry, trompettiste et multi-instrumentiste américain né en 1936. Le titre de sa biographie, "Don Cherry, le petit prince du free" fait référence au célèbre livre d'Antoine de Saint-Exupéry qui trônait sur la table de chevet du trompettiste.
La planète Don Cherry
Le système solaire du jazz moderne a ses étoiles et ses planètes. Les étoiles sont Ornette Coleman, John Coltrane, Sonny Rollins, Steve Lacy, Pharoah Sanders, plutôt des saxophonistes, stars immortelles. Un système qui s'équilibre avec des planètes majeures comme Don Cherry, parfois moins visibles en orbite pendant un temps, mais indispensables car elles reflètent cette lumière, la colorent, la font vivre.
Dans le prolongement d’un premier ouvrage consacré à John Coltrane en 2019 chez le même éditeur, Nicolas Fily a choisi de poursuivre avec Don Cherry, en prenant comme point de départ "The Avant-Garde" (Atlantic), disque-révélation qui les réunit en 1966. Dès les années 1950, Don Cherry pose les bases de cette "new thing" - qui deviendra le "free" – et qu’il ne cessera d’explorer aux côtés des plus grands créateurs de musique improvisée, à une époque où innover est plus important que distraire.
Tout ceci n'est que la suite logique du bebop précédé par le swing, le New-Orleans, le blues ... On entend ses maîtres dans le jeu de Don Cherry, mais innover, c'est s'affranchir de ses mentors sans les renier. Nicolas Fily nous propose un discours historique parfaitement architecturé et lisible, enrichi d'anecdotes souvent drôles, et de références musicales qui nous renvoient vers YouTube ou vers sa playlist Spotify, que ce disquaire passionné a assemblée à notre intention. Précieux fil d'Ariane.
Cap sur l’Europe
Ainsi, nos mémoires se cultivent de son et de biographie simultanément; les rencontres, les collaborations, les liens, les amitiés, les périples sont accompagnés d'une musique qui émeut autant par son écoute que par son histoire. L'auteur talonne sans relâche l'inspiration de Don Cherry, qui le pousse hors de son pays natal, trop ségrégationniste, vers une Europe plus ouverte et rémunératrice.
En Suède, il rencontre l’artiste et designer Moki (Monika Karlsson), mère de Neneh et Eagle Eye Cherry, qui par son savoir-faire des arts appliqués met en scène visuellement et de façon révolutionnaire la musique de son mari. Le tableau est complet: désormais, le monde appartient à Don Cherry, lui qui a grandi dans les années 1940 à Watts, le ghetto noir de Los Angeles, et compris très tôt que tous les humains ne sont pas égaux dans cette Amérique-là. Une leçon qu’il apprend aux côtés de son père, Ulysses, trompettiste dans un club de jazz, et de sa mère pianiste (le piano sera le premier instrument de Don), descendante de la Nation Choctaw. Les ancêtres de Don Cherry sont donc des autochtones qui ont connu le déracinement par la force.
Pourtant, le mot "racisme" n'apparaît jamais dans le livre de Nicolas Fily. On parle musique, peut-être pour laisser la place à l’essentiel: les orchestres avec lesquels Don Cherry a joué n'ont pas de couleur. Hormis celle d'une liberté qui impose l'exploration et la découverte par une improvisation fulgurante, qui sauve des préjugés et rassemble par le dialogue, tous styles confondus, de Lou Reed à Krzysztof Penderecki, d'Ornette Coleman à Carla Bley, jusqu'à la fin du XXe siècle.
Un premier ouvrage de référence en français qui nourrira la curiosité des novices autant que des jazzophiles en quête de profondeur musicale et humaine.
Ivor Malherbe/mh
Nicolas Fily, "Don Cherry, le petit prince du free", ed. Le Mot et le Reste.
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