Une production féérique et hivernale de "María de Buenos Aires" de Piazzolla à Genève
"On ne voulait pas tomber dans le stéréotype et proposer ici en Suisse une production copiant ce que feraient des Argentins que nous ne sommes pas. Ainsi, on a choisi de rêver ce Buenos Aires", explique à la RTS le metteur en scène tessinois Daniele Finzi Pasca, en charge de la production de "María de Buenos Aires" d'Astor Piazzolla programmé au Grand Théâtre de Genève.
En Suisse, "nous connaissons le froid et la glace et nous pouvons danser sur la glace", poursuit le metteur en scène de la dernière Fête des Vignerons, également en charge d'un mémorable "Einstein on the Beach" de Philip Glass à Genève en 2019. Ainsi, c'est une version irréelle de la ville de Buenos Aires qui est déroulée sur la scène genevoise. "Nous sommes dans un monde hivernal et féérique totalement suspendu", décrit-il.
La vie tragique de María
Créé en 1968 par le maître du tango nuevo argentin sur un livret d'Horacio Ferrer, cet opéra-tango s'inspire d'une légende de la métropole argentine qui évoque une María, ouvrière dans une usine de textile. Après être devenue chanteuse à succès dans les cabarets de la ville, elle se retrouve à travailler dans une maison close où elle mourra très jeune. Elle est alors enterrée sous la ville qui se développera au-dessus d'elle.
Le livret d'Horacio Ferrer se déroule en deux parties. A Buenos Aires, El Duende, un démon, se rend sur la tombe de María qui a déjà été recouverte par le béton de la ville. Il lui rend la vie et lui fait revivre les mêmes évènements tragiques de sa vie passée.
Telle une ombre, celle-ci erre alors dans les rues et rencontre une série de personnages: le Bandonéon, autre démon qui la séduit et l'attire sur la pente du mal une nouvelle fois, mais également des putains, souteneurs, ivrognes, voleurs, assassins, représentants des bas-fonds de la ville portuaire et même des psychanalystes. L’histoire se termine avec la réapparition de María en train d'accoucher. Qui est cet enfant? María est-elle ressuscitée? Tout est-il terminé ou cela ne fait-il que recommencer?
Une oeuvre allégorique et surréaliste
La métaphore et le symbolisme sont le sel de cette histoire et permettent de nombreuses interprétations ou réinterprétations. Ainsi María peut être assimilée à la ville de Buenos Aires avec ses drames, ses violences, ses légendes et sa magie, mais on associe aussi généralement son personnage au tango lui-même.
"On peut comprendre ce livret comme étant une métaphore de l’histoire du tango ancien qui naît dans les faubourgs, se perd dans la nuit et finit par mourir, laissant un nouveau tango émerger, explique la soprano Raquel Camarinha, qui tient le rôle principal au Grand Théâtre. Le tango nuevo inventé par Piazzolla n’est plus une musique exclusivement rattachée à la tradition et à la danse, cela devient aussi une musique de concert. Ce tango nuevo est toujours le même tango, mais pas tout à fait, de la même manière que la María qui naît à la fin de l’opéra est la même, mais pas tout à fait."
#JeSuisMaría
Si d'autres interprétations sont possibles, y compris celles basées sur les éléments chrétiens de l'oeuvre et qui y voient une relecture de la Passion du Christ, à Genève, la production se veut centrée sur la notion du destin des femmes. Des femmes qui aujourd'hui encore, dans de nombreux endroits dans le monde, cherchent en vain à être libres. Le choix s'est donc porté pour les solistes, contrairement à la partition d'origine, uniquement vers un quatuor de femmes.
"Nous avons aussi décidé de mettre plusieurs María sur scène", explique Daniele Finzi Pasca. Car elle est un symbole et représente une destinée plus grande qu'elle-même. Elle raconte l'histoire de nombreuses femmes. Un élément important pour la soprano Raquel Camarinha, en particulier au moment d'interpréter l'air le plus connu de l'opéra: "Yo soy Maria".
"Tenir ce rôle était l’opportunité d’incarner un personnage symbolique, un mythe. Dans la production genevoise, on est proche du slogan #JeSuisMaría, montrant que ce personnage représente toutes les María du monde. Comme si elle disait: 'Vous allez entendre mon histoire, mais il y a l'histoire de nombreuses María derrière la mienne'".
Et à travers l’émotion, les mots et la puissance de cette partition d'Astor Piazzolla, l'espoir pour le metteur en scène, la mezzo-soprano et toute la production genevoise est de faire réfléchir, à travers le prisme de l'art, sur les raisons qui font que tous les jours naissent des María qui vont mourir trop jeunes, mais qui auront néanmoins tenté avec obstination de changer leur destin.
Andréanne Quartier-la-Tente
"María de Buenos Aires", opéra-tango d'Astor Piazzolla, mise en scène de Daniele Finzi. Direction Facundo Agudin. Solistes: Raquel Camarinha, Inés Cuello, Melissa Vettore et Beatriz Sayad. Grand Théâtre de Genève. A voir encore les 31 octobre, 1er, 3, 4 et 5 novembre 2023.
A noter la diffusion du spectacle dans "A l’opéra" le 18 novembre 2023 sur Espace 2 dès 20h.
L'émission "Ramdam" traitera également de cet opéra le 23 novembre 2023 sur RTS Un, suivi de la diffusion de l’opéra. Egalement disponible alors sur PlayRTS.
Une belle production malgré un manque d'esprit portègne
Vendredi soir, au moment de baisser le rideau sur la première de "María de Buenos Aires", la plus grande partie du public du Grand Théâtre était debout pour applaudir cette production genevoise. Il faut dire que l'on venait d'assister à un bis plein de sororité entre la soprano Raquel Camarinha qui tient le rôle-titre et la chanteuse Inés Cuello ("La Voz de un Payador"). De quoi ravir le public.
L'opéra-tango ou "operita" d'Astor Piazzolla avait débuté un peu moins de deux heures avant, déroulant les 17 scènes de cette oeuvre surréaliste, mise ici en scène par le Tessinois Daniele Finzi Pasca sur une scénographie d'Hugo Gargiulo et une chorégraphie de Maria Bonzanigo.
Le choix de cette production de ne pas tomber dans le folklore et le cliché est certes annoncé et assumé, mais néanmoins un peu déconcertant. Le tango, au centre de la musique de Piazzolla et mis en valeur grâce au bandonéon de Marcelo Nisinman, se retrouve à peine évoqué sur scène. Il faudra se contenter de quelques pas de danse réalisés par les acrobates de la Compagnie Finzi Pasca à l'aide d'une roue Cyr, d'un numéro de pole dance, d'un trop long ballet de lits ou encore d'une séquence de danse sur glace. C'est beau et bien exécuté, mais bien loin du tango et de l'Argentine.
Quant au choix de confier les rôles de solistes uniquement à des femmes, il est cohérent et convaincant. Accompagnés de l'Orchestre et du Grand Choeur de la Haute école de Musique de Genève, ainsi que de quelques membres du Cercle Bach, le tout sous la direction de Facundo Agudin, Melissa Vettore et Beatriz Sayad (qui se partagent le rôle parlé du Duende), mettent en valeur le texte - si difficile à traduire - d'Horacio Ferrer. La soprano portugaise Raquel Camarinha, qui doit puiser dans les notes les plus graves de sa tessiture pour interpréter María, apporte une belle présence et une véritable émotion.
Mais la vraie star de cette production est la chanteuse argentine Inés Cuello qui est magistrale de bout en bout dans le rôle du Payador. Peut-être aussi parce qu'elle apporte cet esprit portègne qui manque un peu trop par ailleurs.
aq