Une vaste propriété à la campagne, au sud de Clarksdale. Ça pourrait être bucolique, c'est sinistre. Voici Parchman Farm, la prison d'Etat du Mississipi: 73 km2, 53 bâtiments, un certain nombre d'entre eux en ruine, des champs, des champs, encore des champs, avec une route de près de neuf kilomètres pour traverser le site de part en part.
Parchman est l'un des plus vastes centres de détention des Etats-Unis, pays numéro un mondial en matière de taux d'incarcération. Ajoutons à ce triste palmarès le fait que l'Etat du Mississipi est le plus pauvre du pays et le plus peuplé d'Afro-Américains.
C'est là, le dimanche 5 février 2023, que Ian Brennan passe les contrôles du portail d'entrée avec son matériel d'enregistrement. Il est venu avec son épouse, la photoreporter Marilena Delli Umuhoza. Les objectifs et autres caméras resteront à la consigne car il est strictement interdit de photographier la vie des détenus. Restent les micros, installés fissa et ouverts le temps d'un culte. Un premier détenu s'approche. Il s'appelle L. Stevenson, 29 ans. C'est tout ce qu'on saura de lui. Il chante a capella "Open the Eyes of My Heart, Lord" et c'est l'état de grâce.
Un producteur engagé et militant
Ian Brennan est un producteur voyageur, un curieux du monde à l'esprit engagé et militant. Il transporte ses micros dans les lieux les plus improbables. On doit notamment à cet ancien rockeur de la baie de San Francisco la découverte internationale du groupe touareg Tinariwen, des chants de prison du Malawi et un témoignage des musiciens cambodgiens rescapés des massacres de Pol Pot. Sa discographie fleuve comprend des enregistrements au Rwanda, au Soudan, en Italie, en Roumanie, au Pakistan, au Kosovo ou à Djibouti. Un véritable atlas musical enregistré sur le terrain, au plus près des interprètes.
Cela faisait plusieurs années que Ian Brennan espérait entrer à Parchman. Le Covid a d'abord gelé toute tentative d'approche, puis Parchman a fait la une des journaux. En 2020, la fondation Team Roc, propriété des rappeurs Jay Z et Yo Gotti, parvient à faire aboutir une plainte de 150 détenus dénonçant leurs conditions de détention "inhumaines et dangereuses". Parchman était en proie au délabrement, à la violence et aux mauvais traitements. Dans un tel contexte, les témoins sont rarement bienvenus.
Un souffle de liberté au coeur du bagne
A Parchman, Ian Brennan est venu enregistrer du gospel, le temps d'un office. Il espère y entendre une ou deux belles voix, il découvre un trésor "d'authenticité, de conviction, d'honnêteté et d'intimité", selon ses mots. Un souffle de liberté au coeur du bagne. L'enregistrement est devenu album, quinze chants réunis sous le nom de "Parchman Prison Prayer", sous-titré "Some Mississipi Sunday Morning" et produit par le label européen Glitterbeat. Les interprètes sont âgés de 28 à 73 ans. On ne connaît que l'initiale de leur prénom, règle de confidentialité oblige.
"Parchman Prison Prayer" expose la voix humaine dans toute sa nudité et sa fragilité. On en frissonne.
Thierry Sartoretti/mh
"Parchman Prison Prayer, Some Mississippi Sunday Morning" (Glitterbeat).
Au cœur de l'histoire du blues
Parchman Farm se trouve au cœur de l'histoire du blues et des luttes pour les droits civiques. Le chanteur Bukka White y a été incarcéré et lui a dédié à sa sortie un "Parchman Farm Blues" en 1947. Les musiciens Sam Cooke et Ike Turner sont nés à deux pas de cette ancienne plantation devenue prison en 1901. Bessie Smith, pionnière du blues, est enterrée tout près de là.
C'est sur un croisement de route, à côté de Parchman, qu'un autre bluesman aurait pactisé avec le diable pour devenir Robert Johnson, formidable guitariste. Ce mythe, de même qu'une version très colorée et soft du pénitencier, on peut les voir dans le film "O Brother" des frères Cohen. De même, les fameuses tenues rayées noires et blanches des forçats enchaînés ornent la pochette de l'album "Roots of the blues", enregistré sur place par le musicologue Alan Lomax vers 1959. Avant lui, entre 1936 et 1939, son père, John Lomax et Herbert Halpert étaient déjà venus à Parchman pour y enregistrer des chants de femmes dans les ateliers et aux champs.
Dans la communauté afro-américaine du Sud, le rap a depuis longtemps supplanté le blues. En revanche, le gospel reste un pilier des églises du Sud et une formidable école de chant pour les tranches les plus pauvres de la communauté afro-américaine. C'est aussi dans ce bagne qu'ont été incarcérés dans les années 1960 les "Freedom Riders", ces militants antiségrégationnistes, connus pour leurs marches et leur refus d'utiliser les sièges réservés aux Noirs dans les autobus.
Pour aller plus loin:
D'autres détenus qui chantent:
Mattie Mae Thomas "Dangerous Blues" (vers 1936)
The Escorts, "All we need is another chance” (1973)
Shtar Academy, “Les portes du pénitencier" (2014)
Des concerts derrière les barreaux:
Johnny Cash “At Folsom Prison” (1968) “At San Quentin” (1969)
BB King, à la prison de Sing Sing, Ossining, New-York (1972)