Les duels de compositeurs qui ont marqué l'histoire de la musique

Grand Format

AFP - Luisa Ricciarini/Leemage

Introduction

Si les hommes ont cessé de porter l'épée à l'époque des Lumières, les salons ont continué à organiser des duels musicaux. Certains compositeurs portent encore les stigmates de défaites cuisantes, alors même que la réalité de la joute a sûrement été beaucoup plus tendre. Retour sur quelques confrontations pacifiques de la grande histoire de la musique.

Chapitre 1
Scarlatti et Haendel

AFP - Luisa Ricciarini/Leemage

Avec Bach, les compositeurs Scarlatti et Haendel avaient comme point commun d’être nés en 1685. Alors qu’ils se trouvaient tous les deux à Rome en 1709, le Cardinal et mécène Pietro Ottoboni a eu l’idée de goûter le millésime en invitant les deux jeunes virtuoses de 24 ans à s’opposer au Palazzo Corsini.

Mais l’épisode est d’autant plus fascinant qu’il demeure très flou et très ouvert aux fantasmes. La seule chose dont on soit à peu près sûr, c’est que le duel s’est soldé par une sorte de match nul, à en croire le témoignage de Scarlatti: "A 24 ans, je participais à une compétition avec un jeune homme nommé Haendel qui était considéré comme un prodige, je fus vainqueur au clavecin et lui à l'orgue".

À croire que le fairplay et la bienveillance semblent l’avoir emporté sur toute tension ou rivalité.

>> A écouter, l'émission A la limite du 30 décembre 2023 sur les compositeurs battus en duel :

Logo Emission - "A la limite"
A la limite - Publié le 30 décembre 2023

Chapitre 2
Bach et Marchand

AFP - Harlingue / Roger-Viollet

Quelques années plus tard, Carl Philip Emmanuel Bach raconte que son père Johann Sebastian Bach devait concourir avec le compositeur Louis Marchand.

Mais le moment venu: "Marchand se fit longtemps attendre. Le maître de maison envoya enfin quelqu’un chez Marchand pour lui faire souvenir, au cas où il aurait oublié, qu’il était temps de se montrer un homme. On apprit cependant avec le plus grand étonnement que Monsieur Marchand avait quitté Dresde le jour même, très tôt le matin et par poste."

Portrait de Louis Marchand (1669-1732), compositeur, organiste et claveciniste français. [AFP - Bianchetti/Leemage]
Portrait de Louis Marchand (1669-1732), compositeur, organiste et claveciniste français. [AFP - Bianchetti/Leemage]

On s’amuse volontiers que l’un des duels parmi les plus fameux n’a donc pas eu lieu. Mais l’expression "se montrer homme" trahit l’idée qu’un bon compositeur est donc un homme et qu’il doit se comporter en chevalier.

Autrement dit, l’esprit de ces joutes tient dans une mythologie de la "noble émulation", celle dont parlait le philosophe libéral David Hume qui en faisait "la source de toute excellence mais l’admiration et la modestie éteignent naturellement l’émulation et nul n’est aussi enclin à un excès d’admiration et de modestie qu’un véritable grand génie".

Pourtant, dès le XVIe siècle, l’esprit humaniste avait combattu la justice par l’épée pour dépasser la vision féodale qui faisait du duel un privilège et un devoir chevaleresque.

Chapitre 3
Mozart et Clementi

AFP - Roger-Viollet

Pour le soir de Noël, le 24 décembre 1781, l’Empereur convoquait deux célèbres musiciens de l’époque: Mozart et Clementi.

Bien des chroniques donnent Mozart vainqueur, tel le journal Le Ménestrel qui tient pour preuve que le monarque a donné cinquante ducats au compositeur. Mais d’autres sources soutiennent que cent ducats étaient en jeu et qu’on a bien eu un match nul avec répartition des gains à 50/50.

Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a jamais eu d’ex aequo dans l’estime que les compositeurs entretenaient l’un pour l’autre. Alors que Mozart écrivait à son père que Clementi n’est qu’un "charlatan, comme tous les Italiens" qui joue "allegro" quand le morceau est marqué "presto", Clementi reconnaissait, à l’écoute de Mozart, ne jamais avoir "entendu personne jouer avec un tel esprit et une telle grâce".

Le pianiste et compositeur italien, Muzio Clementi (1752-1832). Illustration de 1932. [AFP - Lee/Leemage]
Le pianiste et compositeur italien, Muzio Clementi (1752-1832). Illustration de 1932. [AFP - Lee/Leemage]

Chapitre 4
Wölfl, Steibelt et Beethoven

AFP - Harlingue / Roger-Viollet

À rétablir la loi du plus fort, les duels de techniques risquent toujours de faire oublier les dissensus esthétiques.

En mars 1799, Beethoven avait affronté un certain Wölfl. L’enjeu de cette rencontre fait toujours débat. Beaucoup de musicologues y ont vu une confrontation entre le classicisme tardif d’un disciple de Mozart et le romantisme naissant d’un Beethoven encore jeune.

D’autres supposent plutôt un duel "entre musique populaire et musique sérieuse", selon l’expression de la sociologue Tia DeNora qui soutient que Wölfl était contrarié par sa réputation de second dans la grandeur pianistique et voulait donc en découdre pour faire la preuve de sa supériorité chez le comte Wetzlar. La séance a alors été comparée par Carl Czerny à un "tournoi entre deux athlètes" qui donnait à l’assistance "un plaisir artistique indescriptible".

Ludwig van Beethoven (1770-1827) improvisant chez le cordonnier Franz Bonn. Composition de Frédéric Lix. [AFP - Harlingue / Roger-Viollet]
Ludwig van Beethoven (1770-1827) improvisant chez le cordonnier Franz Bonn. Composition de Frédéric Lix. [AFP - Harlingue / Roger-Viollet]

Un an après avoir combattu contre Wölfl, Beethoven est censé avoir affronté Daniel Steibelt. Mais la musicologue Elisabeth Brisson a pu montrer qu’il n’est pas tout à fait sûr qu’il s’agissait bien du duel dont les persifleurs aiment à parler. Il s'agirait plutôt d’un concert de Steibelt auquel Beethoven assistait.

Berlioz raconte que le public aurait supplié Beethoven de se mettre au clavier et que compositeur ne pouvait "pas résister plus longtemps sans inconvenance", au point de se mettre "brusquement au piano" et d’y improviser "de telles merveilles musicales que tous les auditeurs tremblaient d’étonnement et d’admiration, et que Steibelt consterné, renonçant au projet qui l’avait amené à Vienne, repartit sans se faire entendre en public".

À en croire ce récit du compositeur Hector Berlioz, il s’agissait donc moins d’une confrontation préméditée que d’une rencontre fortuite.

Chapitre 5
Liszt et Thalberg

AFP - Collection Roger-Viollet

Faute de pleinement admettre que l’on peut trouver réjouissance à entendre un pianiste en terrasser un autre, les salons du XIXe siècle ont pris goût à la surenchère et à la dépense de virtuosité dont ces compétitions sont l’occasion.

Le 31 mars 1837 à Paris, la princesse Cristina Trivulzio Belgiojoso organise un concert de charité dans son salon parisien pour lequel est annoncé un duel pianistique pour déterminer lequel d’entre Franz Liszt et Sigismond Thalberg est le plus grand pianiste du monde.

La marquise Cristina Trivulzio, princesse de Belgiojoso (1808-1871), peinture de Henri Lehmann. [AFP - Costa / Leemage]
La marquise Cristina Trivulzio, princesse de Belgiojoso (1808-1871), peinture de Henri Lehmann. [AFP - Costa / Leemage]

Chaque œuvre devait donc sonner comme un coup. À la fin d’un programme riche en effusions sonores, il reste à rivaliser de bons mots pour faire honneur aux deux pianistes sans tout à fait les départager. La princesse Cristina Trivulzio Belgiojoso aurait alors résumé: "Thalberg est le premier pianiste du monde, Liszt est le seul". Le bon mot peut toujours tenir lieu de conclusion officielle, il change de bouche d’un compte-rendu à l’autre, au point qu’on le prête quelques fois à Marie d’Agoult (qui était alors la compagne de Liszt).

À croire que le vrai plaisir de ces compétitions revient aux commentateurs poussés dans leurs retranchements rhétoriques pour ne pas donner de gagnant, à la manière du critique Jules Janin qui retenait de la séance que "jamais Liszt n’a été plus retenu, plus sage, plus énergique, plus passionné; jamais Thalberg n’avait chanté avec plus d’entraînement et de tendresse" pour conclure qu’il y avait là "deux vainqueurs et pas un vaincu".

>> A écouter également :

Rivalité au piano. [Depositphotos - I_g0rZh]Depositphotos - I_g0rZh
L'Oreille d'abord - Publié le 14 juin 2023