La passion de Marcel Proust pour la musique classique

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Leemage/AFP - Alessandro Lonati

Introduction

L'écrivain français Marcel Proust était un féru de musique classique. Découvrez comment il a cultivé cette passion, quels étaient ses compositeurs et ses œuvres de prédilection et tout particulièrement celles qui lui ont servi de modèle pour sa mystérieuse sonate de Vinteuil, fil rouge de "A la recherche du temps perdu".

Chapitre 1
La genèse d'une passion

Portrait de Marcel Proust réalisé par Jacques Emile Blanche (1892)/Domaine public

Je me demandais si la musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes…

Extrait de "La prisonnière", cinquième tome de "A la recherche du temps perdu" de Marcel Proust

Célèbre écrivain français, Marcel Proust (1871-1922) était un mélomane passionné. Il fréquentait régulièrement les salles de concert, les opéras et tous les hauts lieux de la musique où il était susceptible de découvrir de nouveaux talents et d’enrichir sa culture musicale.

Il plaçait la musique au-dessus de tous les arts. Elle était pour lui une source inépuisable d’émotions et de sensations. Il n’est donc pas étonnant qu’elle occupe une place essentielle dans ses écrits. Elle lui sert de modèle de création et traverse son oeuvre la plus connue, "A la recherche du temps perdu", depuis la sonate de Vinteuil qui apparaît dans "Du côté de chez Swann" jusqu’au septuor de "La prisonnière" et du "Temps retrouvé".

Proust découvre sa passion pour la musique dès son plus jeune âge. Sa mère Jeanne Weil était une pianiste accomplie, et jouait régulièrement du Mozart et Beethoven pour sa famille et ses amis. Comme dans toute bonne famille, elle a veillé à ce que son fils reçoive une excellente éducation musicale. Le jeune Marcel prend ainsi des cours de piano et de composition. Il continuera d’en jouer plus ou moins régulièrement tout au long de sa vie.

Une scène de "La prisonnière" montre le narrateur musicalisant au piano et dévoile un aspect particulièrement personnel de l’auteur:

"[...] je m’assis au piano et ouvris au hasard la sonate de Vinteuil qui y était posée, et je me mis à jouer […]. En jouant cette mesure, et bien que Vinteuil fût là en train d’exprimer un rêve qui fût resté tout à fait étranger à Wagner, je ne pus m’empêcher de murmurer: 'Tristan!', avec le sourire qu’a l’ami d’une famille retrouvant quelque chose de l’aïeul dans une intonation, un geste du petit-fils qui ne l’a pas connu."

L'écrivain se rendait régulièrement dans les salles de concert et d'opéra. Ainsi, il assiste aux premières représentations de "La Walkyrie" de Wagner à l’Opéra de Paris en 1893. A l'instar de nombreux intellectuels et artistes de cette époque, Marcel Proust fréquente aussi les salons mondains de la capitale française. Tenus par des dames de la bonne société, ces salons littéraires et musicaux accueillaient régulièrement des concerts privés auxquels participaient des interprètes de renom. Proust y a rencontré de nombreux artistes et personnalités qui ont inspiré plusieurs personnages de "A la recherche du temps perdu".

Proust reste aussi volontiers chez lui pour écouter de la musique. En 1913, il fait l’acquisition d’un pianola, sorte de piano mécanique à rouleaux. L’instrument fonctionne grâce à un système de pneumatique qui permet de jouer des œuvres pour piano, mais également des réductions orchestrales. Ainsi pouvait-il écouter chez lui des arrangements d'œuvres de Beethoven et de Wagner.

>> A écouter: Marcel Proust et la musique (1/3) - Genèse d'une passion :

Marcel Proust en 1905 dans le jardin du compositeur Reynaldo Hahn. [AFP - Archives Snark]AFP - Archives Snark
L'Oreille d'abord - Publié le 8 janvier 2024

Et quand le pianola ne lui suffisait plus, Proust avait l’habitude d’engager des musiciens pour venir jouer à domicile. Il n’hésitait pas à téléphoner ou à se rendre au domicile de musiciens, même au milieu de la nuit, afin que ceux-ci viennent lui jouer immédiatement un quatuor de Debussy ou de César Franck.

A compter de 1911, alors que la maladie l’empêche de sortir de chez lui, Proust acquiert également un théâtrophone, une invention mise au point en 1881 par Clément Ader qui permet de se raccorder directement aux représentations de l’opéra et des salles de concert parisiennes via une ligne téléphonique. Il peut être considéré comme le premier instrument de diffusion de musique en stéréo.

Chapitre 2
La petite phrase de la sonate de Vinteuil

Une édition originale de "Du côté de chez Swann" de Marcel Proust/ AFP - Thomas Samson

La musique joue un rôle fondamental dans les écrits de Proust. L’écrivain lui attribue une fonction analogue à celle des autres grandes expériences sensorielles que l’on trouve dans "A la recherche du temps perdu". Elle est en quelque sorte le microcosme révélateur du macrocosme.

Dans "Du côté de chez Swann", premier volume du cycle, Proust emmène ses lecteurs et lectrices dans le salon de Madame de Verdurin dans lequel on fait beaucoup de musique. C’est pendant l’exécution d’une sonate pour violon et piano que Swann, le personnage principal, tombe amoureux de la belle Odette de Crécy. Cette sonate est attribuée à un compositeur fictif du nom de Georges Vinteuil. Elle contient une mélodie, que le narrateur appelle "la petite phrase" et qui réapparaît de mouvement en mouvement, à chaque fois modifiée, utilisant le principe de la construction cyclique.

>> A écouter: Marcel Proust et la musique (2/3) -Vinteuil un bien mystérieux compositeur :

Pour "Concentré de best-sellers", les auteurs s'inspirent de l'oeuvre de Marcel Proust. [AFP]AFP
L'Oreille d'abord - Publié le 9 janvier 2024

En insistant sur la nature cyclique de la sonate, Proust se rapproche de la tradition musicale romantique qui attache du sens à des thèmes mélodiques et à leurs modifications. On pense notamment à l’idée fixe de "La symphonie fantastique" de Berlioz ou aux leitmotivs des opéras de Wagner.

Proust crée un lien entre cette sonate et le personnage de Swann, que le narrateur dépeint comme un esthète mélomane. Ce dernier l’entend plusieurs fois au cours du roman. La sonate devient le véritable fil conducteur de sa passion pour Odette. Elle résonne comme une sorte d’hymne à leur amour et symbolise, sous la plume de l’écrivain, les changements successifs des sentiments que le héros nourrit pour sa bien-aimée.

"D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction, et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut." [extrait de "Du côté de chez Swann"]

De la même manière que le goût d'une madeleine déclenche instantanément des réminiscences chez le narrateur, la "petite phrase" de la sonate donne l’occasion à Swann de revivre pleinement le temps perdu:

"Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire: 'C’est la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas!' tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés et, à tire-d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur." [extrait de "Du côté de chez Swann"]

Chapitre 3
Les oeuvres qui ont inspiré la sonate de Vinteuil

Depositphotos - Garsya

Bien que Proust décrive longuement le caractère et les effets de la "petite phrase" de la sonate de Vinteuil, il n’en dit pas assez pour qu’on puisse identifier avec certitude une œuvre réelle qu'il aurait pris comme modèle. Elle demeure ainsi l’un des plus grands mystères proustiens.

Quelques confidences de l’écrivain à ses amis et certains indices glissés dans sa correspondance permettent néanmoins d'appréhender sa démarche lorsqu’il a imaginé cette sonate.

A son ami Jacques de Lacretelle, il écrivait: "Mes souvenirs sont plus précis pour la Sonate. Dans la mesure où la réalité m’a servi, mesure très faible à vrai dire, la petite phrase de cette Sonate, et je ne l’ai jamais dit à personne, est (pour commencer par la fin), dans la Soirée Sainte-Euverte, la phrase charmante mais enfin médiocre d’une Sonate pour piano et violon de Saint-Saëns, musicien que je n’aime pas. [...] Dans la même soirée un peu plus loin, je ne serais pas surpris qu’en parlant de la petite phrase j’eusse pensé à l’Enchantement du Vendredi Saint. Dans cette même soirée encore ¨[...] quand le piano et le violon gémissent comme deux oiseaux qui se répondent, j’ai pensé à la Sonate de Franck surtout jouée par Enesco (dont le quatuor apparaît dans un des volumes suivants)."

Proust a donc en tête plusieurs sources lorsqu’il donne vie à sa mystérieuse sonate de Vinteuil. La plus couramment citée est la sonate de César Franck qui est un bel exemple d’œuvre cyclique. Un motif commun traverse les trois mouvements de la sonate, et se présente presque comme une idée obsessionnelle.

>> A écouter également: "Marcel Proust et la musique", une chronique de Pierre-Do Bourgknecht dans l'émission Vertigo en novembre 2022 :

Marcel Proust et la musique
Vertigo - Publié le 25 novembre 2022

Dans les modèles possibles de la sonate de Vinteuil livrés par Proust figurent également aux côtés de Wagner, les noms de Franz Schubert et de Gabriel Fauré.

"Les trémolos qui couvrent la petite phrase chez les Verdurin m’ont été suggérés par un prélude de Lohengrin mais elle-même à ce moment-là par une chose de Schubert. Elle est dans la même soirée Verdurin un ravissant morceau de piano de Fauré."

Proust ne précise aucun titre en particulier de Schubert, mais le musicologue Jean-Michel Nectoux y a entendu l’"Impromptu" en sol bémol majeur.

Le nom de Gabriel Fauré est également avancé comme modèle à la sonate de Vinteuil. Proust connaissait bien sa ballade pour piano op. 19 qu’il cite comme source d’inspiration dans une lettre datant de 1915. Il avoue lui avoir emprunté pour sa sonate de Vinteuil sa tonalité rare de fa dièse majeur….

Mais pour bon nombre de critiques et de musiciens, c’est la première sonate pour violon et piano de Camille Saint-Saëns qui serait le modèle le plus probant. Non seulement c’est une œuvre cyclique, mais elle se trouve également mentionnée dans "Jean Santeuil", un roman que Proust a laissé inachevé et qui précède "A la recherche du temps perdu".

Voici ce qu’on peut lire sous la plume de Proust: "Il avait reconnu cette phrase de la sonate de Saint-Saëns que presque chaque soir au temps de leur bonheur il lui demandait et qu’elle lui jouait sans fin, dix fois, vingt fois de suite."

Chapitre 4
Les amis musiciens de Proust

Reynaldo Hahn (1875-1947), compositeur français et ami de Marcel Proust/ Roger-Viollet via AFP - Maurice-Louis Branger

Né au Vénézuéla, Reynaldo Hahn était un chanteur et un compositeur brillant de son époque. Marcel Proust fait sa connaissance en 1894 dans le salon de Madame Madeleine Lemaire. Durant deux ans, les deux hommes vont vivre une histoire d'amour qui va ensuite laisser place à une amitié qui ne prendra fin qu'au moment du décès de l'écrivain en 1922.

Reynaldo Hahn a commencé sa carrière comme enfant prodige dans les salons parisiens. Puis il est entré au conservatoire de Paris où il est devenu l’élève modèle de Jules Massenet. Fréquentant assidûment les cercles littéraires et les ateliers d’artistes de son temps, il connaissait tous les compositeurs de sa génération.

C’est grâce à lui que Proust a été introduit dans les principaux salons musicaux parisiens et a été présenté aux grands musiciens de son temps: Massenet bien sûr, mais aussi Vincent d’Indy, Camille Saint-Saëns, Gabriel Fauré et Claude Debussy.

Reynaldo Hahn fut sans doute le conseiller musical le plus avisé de Marcel Proust bien qu’ils ne partageaient pas toujours la même vision des choses. Alors que le compositeur considérait la musique comme le lieu privilégié pour exprimer les sentiments, Marcel Proust, à l'opposé, cultivait une conception plus symboliste: la musique étant pour lui l'art de l'inexprimable. Malgré leurs divergences musicales, leurs débats sur la conception de la musique ont nourri l'écrivain dans la rédaction de son œuvre.

Laissant à la postérité le souvenir d'un dandy mondain et ironique, polyglotte et brillant causeur, auteur d’innombrables mots et anecdotes, Reynaldo Hahn a donné ses traits à l'un ou l'autre des personnages de "A la recherche du temps perdu".

Cécile Leblanc, auteure de "Proust écrivain de la musique. L'allégresse du compositeur" (éditions Brepols), a mené une véritable enquête et recherché toutes les traces du compositeur dans "A la recherche du temps perdu": "il est là, il est véritablement enfoui dans les textes de Proust, dit-elle dans une interview de France Musique. L’écrivain a noté dans la marge 'ne pas oublier Reynaldo Hahn devant la mer' ou 'Reynaldo Hahn chantant "Hérodiade"'.

On sait que Proust s’est aussi lié d’amitié avec le compositeur Charles Koechlin, son contemporain qui fréquentait les mêmes salons que lui. Koechlin a lui inspiré un passage majeur de "A la recherche du temps perdu", le fameux "bal de têtes" décrit dans le dernier roman de la série: "Le temps retrouvé".

Proust admirait en Koechlin le prophète et apôtre de la modernité. Ils débattront par textes interposés à propos de leurs idées sur la création et leurs principes esthétiques.

Outre Koechlin et Hahn, Proust comptait également parmi ses amis de jeunesse Jacques Bizet, fils du célèbre compositeur. Au lycée, Jacques Bizet fonde avec un certain Halévy deux petites revues littéraires auxquelles collabore Marcel. Amis d'enfance, Marcel est d’un an tout juste l’aîné de Jacques et se prend pour lui d’une amitié exaltée à l’adolescence, à tel point que sa mère va finir par interdire sa porte au jeune Proust.

C’est ainsi que l’ombre du grand Georges Bizet plane au-dessus de Marcel. Dans les esquisses d'"Un amour de Swann", deuxième partie du premier roman du cycle, la femme aimée du personnage principal s’appelait Carmen avant de devenir Odette. Ce n'est peut-être pas un hasard.

La musique a été une des plus grandes passions de ma vie. Je dis, a été, car à présent je n’ai plus guère l’occasion d’en entendre autrement que dans mon souvenir. Elle m’a apporté des joies et des certitudes ineffables, la preuve qu’il existe autre chose que le néant auquel je me suis heurté partout ailleurs. Elle court comme un fil conducteur à travers mon œuvre.

Marcel Proust, à son ami Benoist-Méchin peu de temps avant sa mort

Chapitre 5
Les compositeurs préférés de Proust

Le compositeur Camille Saint-Saëns au piano lors d'un concert à Paris./ Roger-Viollet via AFP

Les spécialistes de Proust n’ont pas réussi à déterminer avec exactitude quels étaient les goûts musicaux de l’écrivain. Toutefois, la vaste correspondance qu’il échange avec ses amis permet de dégager quelques pistes. Elle révèle également que ses goûts musicaux ont beaucoup évolué avec le temps.

Enfant, Proust citait volontiers Meissonnier, Mozart et Gounod comme ses compositeurs préférés. Au cours de son adolescence, il aimait particulièrement Bach, Mozart, Beethoven et Gounod. A l'âge d'environ vingt ans, lorsqu'il répond à son propre questionnaire dans "Marcel Proust par lui-même", il cite Beethoven, Wagner et Schumann.

Pendant longtemps, les compositeurs romantiques auront sa préférence, Chopin en tête. L’écrivain lui a d'ailleurs dédié un magnifique poème.

Proust n’a pas échappé à la "folie Wagner" portée par le gratin littéraire parisien de l'époque. Le nom du compositeur apparaît très régulièrement dans ses écrits. Les exégètes vont même jusqu’à affirmer que le "Ring" a servi de modèle possible à son cycle "A la recherche du temps perdu". Proust lui-même y fait allusion dans "La prisonnière", lorsqu'il évoque les techniques compositionnelles de Wagner.

"[Wagner], ayant composé un premier opéra mythologique, puis un second, puis d’autres encore, et s’apercevant tout à coup qu’il venait de faire une tétralogie, dut éprouver un peu de la même ivresse que Balzac quand, jetant sur ses ouvrages le regard à la fois d’un étranger et d’un père […], il s’avisa brusquement, en projetant sur eux une illumination rétrospective, qu’ils seraient plus beaux réunis en un cycle où les mêmes personnages reviendraient […].

>> A écouter: Marcel Proust et la musique (3/3) - Les compositeurs préférés de Marcel Proust :

L'écrivain français Marcel Proust, lauréat du prix Goncourt en 1919, ici photographié en 1900. [AFP - Manuel Cohen]AFP - Manuel Cohen
L'Oreille d'abord - Publié le 10 janvier 2024

S’il est un compositeur qui occupe dans le cœur de l’écrivain une place similaire à celle de Wagner, c’est bien Beethoven, qui est, avec l’auteur de la "Tétralogie", le compositeur le plus cité par Proust. Le fait que le maître de Bonn soit omniprésent dans les salles de concert parisiennes de l’époque a certainement joué un rôle non négligeable.

Dans les dernières années de sa vie, Proust se dirige plus clairement vers la création des compositeurs d’avant-garde, notamment Debussy, Stravinsky et les maîtres des Ballets russes.