Il faut faire un tour Rue d’Algérie à Lyon. C’est en plein centre, entre Saône et Rhône. Dans ce quartier populaire à l’orée des rues commerçantes plus chics, on trouve l’arcade de Sofa Records qui est à Lyon ce que Bongo Joe est au bout du Léman: un lieu où parler musiques d’ici et d’ailleurs, trouver des vinyles d’aujourd’hui ou des perles d’autrefois. C’est aussi un label de disques et le creuset du Maghreb K7 Club, soit une série de rééditions sur disque vinyle de chansons raï devenues introuvables sur des supports physiques.
Tout à commencé avec une compilation de productions lyonnaises, petits bijoux d’artisanat musical enregistrés avec trois francs dix sous entre 1987 et 1997. Des maxi 45 tours ont suivi, comprenant des enregistrements aussi rares que fabuleux venus d’Oran ou de France.
A la source de ce trésor musical, on trouve une recherche ethnomusicologique de Péroline Barbet, dans le cadre du Centre des musiques traditionnelles Rhône-Alpes (www CMTRA.org) sur les productions musicales des communautés maghrébines de la région lyonnaise. Menée entre 2012 et 2014, cette initiative est ensuite relayée dans un format plus pop et moins ethno par l’équipe de Sofa, dont le passionné Simon Debarbieux lancé dans l’aventure du Maghreb K7 Club avec les Genevois de Bongo Joe à la coproduction.
Le triomphe européen du raï
Consacré à des perles entre raï et disco signées Khaled Barkat, Asif et Cheb Tati, le quatrième disque vient de paraître. Précisons qu’on peut également trouver ces chansons en format digital et pour les plus soucieux d’exclusivité, il existe aussi de rares rééditions en format d’origine, soit la cassette.
Précieuses, soigneusement sélectionnées et éditées à partir d’anciennes bandes magnétiques, les droits d’auteurs étant payés aux créateurs de ces musiques (un point hélas assez rare pour être souligné), les rééditions pilotées par Simon Debarbieux nous donnent l’occasion de nous replonger dans l’histoire du raï d’avant "1, 2, 3 Soleil", qui fut l’apothéose commerciale de ce style musical en France avec l’enregistrement live en 1999 d’un grand concert du trio Faudel, Khaled et Rachid Taha.
Remontons donc le temps. Eté 1986, sur la scène du Paléo Festival, le groupe Raïna Raï débarque alors pour la première fois en Suisse avec guitares électriques, claviers et batterie. Les six musiciens de Sidi Bel Abbès signent l’apparition d’un phénomène: le triomphe européen et bientôt mondial de la pop algérienne.
1986, début d'un âge d'or de la musique algérienne
Quelques mois auparavant, les médias français les avaient découverts lors des quatre soirs désormais mythiques du festival de Bobigny en banlieue parisienne en compagnie des jeunes stars oranaises du pop-raï: Cheb Khaled, Cheb Mami, Cheba Fadela, Cheb Sahraoui et Cheb Hamid. Cheb, c'était pour signaler leur jeunesse par rapport aux grands anciens du raï, dont la gouailleuse Cheikha Rimitti, dame patronne des fêtes licencieuses et des mariages, bientôt élevée au rang de légende à défaut de pouvoir tirer tous les dividendes de ce succès international.
1986, c'est le début d'un âge d'or de la musique algérienne. Il va brutalement s'achever dans le sang de la guerre civile algérienne - les années noires de 1992 à 2002 qu'évoque le dernier roman "Houris" de l'écrivain oranais Kamel Daoud. Ces années de haine fratricide verront tomber sous les balles ou les bombes des figures comme le chanteur Cheb Hasni, prince du raï love, son producteur Rachid Baba Ahmed, Cheb Aziz ou le chantre des revendications kabyles, Lounès Matoub.
La K7, support du raï
Le raï continue alors de triompher sur les scènes internationales, se mêlant aux stars de la pop anglo-saxonnes, aux chanteurs de variété française ou aux vedettes de la chanson libano-égyptienne. Mais pour ses interprètes, l’exil en France devient une question de survie.
Certains mouvements musicaux sont liés à une technologie. Ainsi le rock’n’roll doit beaucoup au 45 tours et la pop au 33 tours. Pour le raï, c’est la cassette. Rapide à produire, bon marché, facile à transporter et tout aussi simple à écouter sur un appareil à pile, que ce soit au bord de la plage, dans un bar sur un radiocassette ou plus discrètement sur un walkman ou baladeur quand il s’agit de paroles si scandaleuses qu’il vaut mieux ne pas les partager dans le salon familial. C’est que le raï aborde tous les tabous de la société algérienne, parle notamment de désir sexuel et d’alcool, ce qui en fera une cible de choix pour les islamistes.
Le raï aujourd'hui concurrencé par le rap
Et aujourd’hui? Concurrencé par le rap, que ce soit en Algérie ou en France, le raï n’a pas dit son dernier mot. Les sons d’aujourd’hui sont fortement digitalisés et marqués par un usage délicieusement abusif de l’autotune, cette astuce informatique pour corriger la justesse des voix ici complètement robotisées à l’instar des récentes productions de Cheba Warda.
Quant aux anciens cadors du genre, leur destin est plutôt contrasté. Condamné à cinq ans de prison pour tentative d’avortement forcé sur son ex-compagne, Mami (58 ans) est revenu en 2020 comme invité en quête de rédemption dans un tube du rappeur algérien Soolking. Dans le clip: un autoradio avec la si symbolique cassette en mode piratée et ses paroles: "On était fous, on s’est assagi" .
Quant à Khaled (64 ans), après diverses condamnations (pour abandon de famille), déboires d’alcool, accidents de la route, relocalisations (au Luxembourg, au Maroc) et une pause discographique de dix ans, il a sorti son huitième album en indépendant en 2022 dans un style arabo-andalou, avec notamment le chanteur marocain Chawki. Sur les réseaux sociaux, c’est toutefois un autre Khaled, le défunt producteur hip-hop DJ Khaled dont on parle avant tout en France.
Thierry Sartoretti/sf
Quelques rares et bons sons pour se remettre sur le raï
>> A écouter, "Dub El Hammam", Cheb Tati
On a dit parfois du raï qu’il était une version orientale du reggae. Voici un remix concocté du côté de Londres par l’excellent producteur et bassiste Denis Bowell, pilier de la scène reggae anglaise.
>> A écouter, "Allaoui", Hanani
La flûte ou gasba, symbole de l’esprit premier et bédouin du genre, mariée aux percussions électroniques du pop raï. Le tube à danser d’un trio imparable.