Opéra de tous les superlatifs, "Saint François d'Assise" de Messiaen se déploie à Genève
2'500 pages écrites pour 119 instrumentistes, 150 choristes et 9 solistes. Voilà pour la partition d'orchestre originale de "Saint François d'Assise", unique opéra du compositeur français Olivier Messiaen créé à Paris en 1983.
Des chiffres qui permettent de saisir aisément le défi que s'est lancé le Grand Théâtre de Genève en inscrivant cette oeuvre à sa saison lyrique. Un défi, mais aussi une rareté, car cet opéra de tous les superlatifs n'est pas souvent joué, de par le nombre d’interprètes requis d'une part et de par sa durée, plus quatre heures de musique, de l'autre. La production proposée au bout du lac jusqu'au 18 avril est d'ailleurs une première en Suisse romande.
L'OSR installé sur la scène
Une grande première également pour Adel Abdessemed, artiste contemporain de renommée internationale qui fait ses débuts dans la mise en scène et la création visuelle d'une oeuvre lyrique. Pour ce "Saint François d'Assise", il propose sculptures, installations gigantesques, peintures, dessins et films, qui soutiennent le récit ou viennent en décalage, ouvrant le champ de l'imagination. Et une première finalement pour l'ensemble de cette production, qui, à l'exception du baryton Anas Séguin (Frère Rufin), ne s'était jamais frotté à cette oeuvre.
Outre les solistes, une centaine de choristes et une centaine de musiciens prennent part à cette production. L'Orchestre de la Suisse romande (OSR), fort d'une importante section de percussions, est installé à l'arrière de la scène, la fosse étant trop petite pour le contenir. Quant au choeur, il est positionné sur des gradins encore plus à l'arrière de la scène.
Un ovni lyrique
Outre la grandeur de son effectif, "Saint François d'Assise" est également une oeuvre atypique dans le fond et dans la forme. Contrairement à la plupart des opéras, le compositeur n'a placé ni intrigues, ni histoires d'amour, ni meurtres ou crimes dans son livret. L'action est réduite à néant. A la place, il propose de suivre le cheminement de Saint François d'Assise, accompagné d'un ange, vers la spiritualité et la sainteté. Et au niveau musical, "il n’y a pas d’ensembles vocaux, et il n’y a pas non plus d’aria", précisait Olivier Messiaen.
On rechigne d'ailleurs parfois à utiliser le terme d'opéra pour décrire cette oeuvre. On évoque à la place celui d'oratorio, de drame liturgique ou plus largement d'ovni lyrique. De son côté, le compositeur a indiqué en sous-titre qu'il s'agissait de "scènes franciscaines en trois actes et huit tableaux".
Il lui aura fallu plus de huit ans pour mettre le point final à cette oeuvre, commandée par Rolf Liebermann, directeur de l'Opéra de Paris dans les années 1970. Outre la musique et l'orchestration, Messiaen a aussi écrit le livret et proposé un projet de décors et de costumes.
Des chants d'oiseaux au coeur de l'opéra
Créé dans la dernière partie de sa vie, "Saint François d'Assise" est la somme de ses recherches musicales, de sa foi catholique et de sa passion pour les oiseaux. Dans une interview datant de 1983, le compositeur expliquait que le choix du saint italien du XIIIe siècle, fondateur de l'ordre des franciscains, s'était facilement imposé au croyant et à l’ornithologue qu'il était: "Il ressemblait au Christ par sa chasteté, sa pauvreté et son humilité" et "il prêchait à des oiseaux".
Olivier Messiaen s'est beaucoup inspiré du chant des oiseaux dans ses compositions et cet opéra ne fait pas défaut. "Chaque personnage est pourvu de plusieurs thèmes et aussi d’un oiseau qui l’accompagne toujours, détaillait le compositeur. Par exemple, l'Ange a toujours à côté de lui le chant de la gérygone, petite fauvette de la Nouvelle-Calédonie, et Saint François a toujours à côté de lui la capinera, fauvette à tête noire de l’Ombrie", là où a vécu le saint.
"C’est vraiment terrible pour le chef d’orchestre"
L'un des points culminants de cet opéra est le fameux prêche aux oiseaux qui se déroule dans le sixième tableau. Durant plus de quarante-cinq minutes, une musique audacieuse et d'une grande complexité pour l'orchestre décrit le chant d'une grande quantité d'oiseaux.
"C’est vraiment terrible pour le chef d’orchestre parce qu’il doit faire des battues très compliquées qui s’adressent seulement au xylos et aux bois, précisait Olivier Messiaen. Mais les autres instruments sont hors tempo, c’est-à-dire qu’ils jouent dans une autre mesure et dans un autre temps que le reste de l’orchestre. Ce n’est pas aléatoire, c’est entièrement écrit mais ce sont des tempos superposés. C’est donc un désordre organisé, comme ce qui se passe au lever ou au coucher du soleil dans la nature."
De quoi donner du fil à retordre au directeur Jonathan Nott, placé à la tête de cette production genevoise annoncée comme un moment "mythique, mystique et méditatif".
Andréanne Quartier-la-Tente
"Saint François d'Assise" d'Olivier Messiaen, dans une mise en scène d'Adel Abdessemed. A voir au Grand Théâtre de Genève, du 11 au 18 avril 2024.
Avec Robin Adams (Saint François d'Assise), Claire de Sévigné (L'Ange), Aleš Briscein (Le Lépreux), Kartal Karagedik (Frère Léon), Jason Bridges (Frère Massé), Omar Mancini (Frère Élie), William Meinert (Frère Bernard), Joé Bertili (Frère Sylvestre), Anas Séguin (Frère Rufin), ainsi que le corps du Jeune Ensemble du Grand Théâtre, le chœur du Grand Théâtre de Genève, le Motet de Genève et l'Orchestre de la Suisse Romande, placés sous la direction de Jonathan Nott.
Un cheminement spirituel longue distance
Jeudi soir, 23h30: à l’issue de la première, le baryton Robin Adams, admirable dans sa prise du rôle-titre, a lui-même applaudi les spectateurs demeurés présents jusqu’au bout de l’opéra “Saint François d’Assise”, qui avait débuté cinq heures et demie auparavant.
Car si ce "Saint François d'Assise" a des allures de marathon pour les interprètes, il faut aussi un peu de courage et de persévérance du côté du public. Quelques spectateurs ont d’ailleurs abandonné après le premier ou le deuxième entracte. Et c’est bien dommage car, quitte à se confronter à cette oeuvre hors du commun en forme de cheminement spirituel, autant le vivre du début à la fin. On en ressort enrichi d'une expérience nouvelle.
Alors bien sûr, comme dans la course à pied longue distance, chaque personne dans la salle vit des hauts et des bas face à cet opéra contemplatif qui prend son temps et qui se répète beaucoup. Pas facile de ne pas décrocher à certains moments, voire de faire une ou plusieurs micro-siestes pour certains. Mais en récompense, il y a ces moments de grâce, comme à la fin du cinquième tableau lorsque les ondes Martenot (instrument de musique électronique inventé au début du XXe siècle) viennent soutenir le discours de l'Ange, magnifiquement interprété aussi bien sur le plan musical que théâtral par la soprano canadienne Claire de Sévigné. Ou ce septième tableau chanté en grande partie par le chœur, placé tout au fond de la scène, juste derrière l'orchestre. Une configuration atypique qui donne une sonorité belle et feutrée à l’ensemble.
Et que dire de la partition de Messiaen! Une musique foisonnante, riche et pleine de surprises, de trouvailles du côté de l'orchestre, mais aussi de difficultés surmontées avec panache par l'OSR et les choeurs du Grand Théâtre de Genève et du Motet. Le public et les interprètes ne s’y sont d’ailleurs pas trompés au moment de féliciter le directeur Jonathan Nott, grand artisan de cette soirée.
aq