Bicentenaire de la naissance d'Anton Bruckner, compositeur fascinant et complexe

Grand Format

Wien Museum/DP

Introduction

Né le 4 septembre 1824, le compositeur autrichien Anton Bruckner est aujourd'hui considéré comme l'un des plus grands maîtres de la musique orchestrale du XIXe siècle. Cible d'une critique acerbe pendant des années, il n'a reçu une reconnaissance internationale qu'à la fin de sa vie. Une gloire tardive sans doute aussi liée à sa personnalité complexe.

Chapitre 1
Une reconnaissance tardive

Manuel Cohen / Manuel Cohen via AFP

C'est le grand chef d'orchestre Wilhelm Furtwängler qui a le mieux résumé l'art d'Anton Bruckner (1824-1896) en le décrivant comme un "mystique gothique égaré par erreur au XIXe siècle."

Musicien incompris, le compositeur autrichien a essuyé pendant longtemps échec sur échec et des volées de bois vert de la part de la critique. Il n'est parvenu à la reconnaissance internationale qu'avec la création de sa 7e Symphonie, qui triomphe lors de sa création en décembre 1884, et amorce sa gloire tardive.

>> A écouter, l'émission L'oreille d'abord consacrée à la 7e symphonie d'Anton Bruckner :

Le compositeur Anton Bruckner (1824-1896). [AFP - Manuel Cohen]AFP - Manuel Cohen
L'Oreille d'abord - Publié le 6 septembre 2024

Les compositeurs Richard Wagner, Gustav Mahler et Hugo Wolf ont été les premiers à défendre et à saluer son génie et il faudra la conviction et la pugnacité de quelques grands chefs d'orchestre pour faire connaître et défendre ses symphonies et ses messes.

A l'occasion du bicentenaire de sa naissance, retour sur le parcours musical de cette personnalité à la fois fascinante et complexe.

Chapitre 2
Les années Saint-Florian

CC BY-SA 4.0 - C.Stadler/Bwag

Anton Bruckner est né le 4 septembre 1824 dans la petite bourgade d'Ansfelden, village proche de Linz en Haute-Autriche. Il est le fils aîné d'Anton Bruckner, maître d'école et Kapellmeister à l'abbaye de Saint-Florian, et de son épouse Thérèse Helm. Le petit Anton découvre la musique quasiment en autodidacte.

Au décès de son père en 1837, sa mère décide de confier l'enfant à l'abbaye de Saint-Florian où le jeune garçon reçoit une solide formation générale qui le destine à devenir instituteur comme son père.

Après avoir décroché son diplôme, il obtient un poste de maître d'école de village avant de retrouver l'école paroissiale de Saint-Florian, où il remplit ses fonctions sans grand enthousiasme. Les nombreuses années passées dans l'environnement de l'abbaye vont pourtant exercer sur lui une profonde influence et l'ancrer dans une vie de piété et d'humilité.

En témoigne la trentaine d'œuvres qu'il compose durant cette période. Elles sont principalement destinées aux célébrations liturgiques. On y trouve deux requiem, sept messes dont une remarquable Missa solemnis, deux psaumes, un magnificat, quatre cantates et une vingtaine de motets.

Sa vie durant, Bruckner reviendra à Saint-Florian qu'il considère comme un havre de paix. C'est là que celui que l'on surnommera "le maître de Saint-Florian" compose l'essentiel de ses œuvres.

Chapitre 3
Un organiste génial 

CC BY-SA 4.0 - C.Stadler/Bwag

Alors qu'il enseigne à l'école paroissiale de Saint-Florian, Anton Bruckner continue de parfaire ses connaissances musicales. Il se rend régulièrement à Vienne pour prendre des cours de musique et perfectionner son jeu de l'orgue, qui devient son instrument de prédilection et pour lequel il montre des dispositions exceptionnelles. A l'âge de 10 ans déjà, il est en mesure de remplacer son père à la tribune paroissiale. Il s'y produit régulièrement pendant de nombreuses années.

Toutefois, il ne décroche son premier poste musical important qu'en 1856, lorsqu'il remporte le concours pour devenir organiste titulaire à la cathédrale de Linz. Il a alors 32 ans. Cet engagement l'incite à abandonner son métier d'instituteur pour se consacrer uniquement à la musique. Ses dons d'improvisateur à l'orgue ne tardent pas attirer l'attention de l'Empereur lui-même, qui lui propose en 1868 une chaire d'organiste à la chapelle de la Cour.

>> A écouter, le premier épisode de la série d'émissions de L'oreille d'abord consacrée au 200e anniversaire de la naissance d'Anton Bruckner :

Le compositeur autrichien Anton Bruckner. Huile sur toile de Ferry Bératon (1889). Trouvée sur Wikipedia. Domaine Public. [DP]DP
L'Oreille d'abord - Publié le 4 septembre 2024

Dès lors, l'organiste Bruckner commence à être invité un peu partout en Europe. En 1869, il se produit à Notre-Dame de Paris où il éblouit les compositeurs César Franck, Camille Saint-Saëns et Charles Gounod. L'année suivante, il fait merveille sur l'orgue géant du Royal Albert Hall de Londres. Tout le monde veut l'entendre. Il participe à un concours d'improvisation sur un thème du "Messie" de Haendel avec d'autres organistes venus d'Europe, qu'il bat à plate couture.

Après le Royal Albert Hall, le voici aux claviers du Crystal Palace, toujours à Londres, où il joue de manière quasi ininterrompue pendant deux jours, les 19 et 20 août 1870. Septante mille personnes viennent l'applaudir. Et pourtant, malgré son amour pour l'orgue, Bruckner compose relativement peu pour cet instrument.

Chapitre 4
Une admiration pour Richard Wagner

DP

A Vienne, Bruckner entreprend également des études de contrepoint et d'écriture. Déjà âgé d'une trentaine d'années, il accomplit ses études avec humilité et une opiniâtreté sans failles, deux traits dominants de son caractère.

Il découvre aussi les compositeurs de son temps: Berlioz, Schumann et surtout Wagner, dont il ignorait tout jusque-là. Il le rencontre en septembre 1873 et cette entrevue agit comme un électrochoc sur le compositeur. C'est un choc à la fois esthétique et émotionnel. Dès lors, l'admiration que Bruckner porte à Wagner se mue en une véritable vénération. On a même affirmé qu'elle l'avait aidé à quitter ses habits de compositeur d'église pour se transformer en symphoniste.

En 1873, Bruckner dédie à son idole sa 3e Symphonie et accompagne sa dédicace de ces mots: "au Maître Richard Wagner, avec le plus grand respect". Ce dernier, qui est alors le compositeur le plus en vue de son temps, ayant accepté le cadeau musical, Bruckner se sent désormais protégé et soutenu.

Mais la vénération personnelle de Bruckner pour le maître de Bayreuth aura également un impact négatif sur la façon dont sa musique est perçue. La critique viennoise l'estampille comme un pâle imitateur, un épigone.

Même un esprit aussi avisé que Brahms lui reproche d'avoir importé le style wagnérien dans la symphonie, de sorte qu'on les a rendus rivaux. Brahms et Bruckner ont certes des esthétiques divergentes, mais aucun document n'atteste qu'ils se seraient attaqués directement. Les querelles et les bassesses sont plutôt le fait des clans qui les ont choisis pour chefs de file et pour symboles. Il n'empêche que Bruckner a énormément souffert de cette situation.

Anton Bruckner et ses critiques - caricature Otto Boehler [wikipedia - Otto Boehler]
Anton Bruckner suivi de ses critiques Eduard Hanslick, Max Kalbeck et Richard Heuberge. Une caricature d'Otto Boehler. [wikipedia - Otto Boehler]

Chapitre 5
D'innombrables versions de ses partitions

Österreichische Nationalbibliothek.

La création de la 3e Symphonie, célèbre sous le titre de "Wagner Sinfonie", connaît un échec retentissant lors de sa création à Vienne le 16 décembre 1877. La version originale comportait plusieurs citations wagnériennes qui devaient justifier son titre, mais qui lui valent les foudres de la critique. Cela conduit le compositeur à remanier sa partition. Il n'en existe aujourd'hui pas moins de six versions différentes.

Bruckner était non seulement un travailleur acharné, mais également un perfectionniste. En proie aux doutes, il se laissait facilement déstabiliser par les critiques, en particulier par celles d'Eduard Hanslick, féroce antiwagnérien qui ne lui a jamais pardonné d'avoir dédicacé sa 3e Symphonie à Wagner.

Toutes les symphonies du compositeur sont ainsi nées dans la douleur et connaissent pour la plupart d'innombrables versions. De sorte qu'on se perd souvent quant à savoir combien Bruckner a composé réellement de symphonies. Neuf sont numérotées, mais certaines portent le numéro 0, voire un double 00.

Bruckner ayant constamment révisé ses partitions, il est aujourd'hui très difficile de dire quelles sont les versions les plus authentiques ou du moins les plus fidèles à sa pensée. Les chefs d'orchestre ne sont souvent pas d'accord entre eux, ce qui a créé un véritable imbroglio entre les différentes éditions existantes, souvent publiées selon des critères musicologiques différents.

Chapitre 6
Une vie triste et solitaire

ÖNB

Malgré ses fonctions officielles d'organiste à la Cour impériale de Vienne et de professeur au Conservatoire de cette même ville, Bruckner mène une vie triste et solitaire. En 1852, il écrit au maître de chapelle de la cour de Vienne: "Je n'ai aucune personne à laquelle il me soit permis d'ouvrir mon cœur, et parfois, dans certains cercles, je ne suis pas reconnu, ce qui me blesse en secret."

Un portrait du compositeur Anton Bruckner pris en 1854. [Manuel Cohen via AFP]
Un portrait du compositeur Anton Bruckner pris en 1854. [Manuel Cohen via AFP]

On a dit de lui qu'il était une sorte d'être primitif, sans instruction, un "paysan du Danube", ou encore un "pauvre sot, victime des soutanes" - en référence à ses années passées à Saint-Florian - selon Johannes Brahms.

Ces descriptions ont sans doute aussi été dictées par son aspect physique peu avenant. Bruckner n'était pas vraiment séduisant: lourd et disgracieux, il était souvent mal habillé, peu soigné, et pouvait se montrer balourd dans ses propos. 

Mais si Bruckner a du mal à vivre en société, cela ne l'empêche pas de se chercher une âme sœur. Attiré spécialement par les très jeunes femmes, il en demande plus d'une en mariage. Mais à chaque fois, c'est un échec.

Ces déceptions sentimentales conjuguées à un excès de travail l'ont confiné dans une extrême solitude qui a largement pesé sur son équilibre psychique et l'a même conduit au bord de la folie. Au cours de l'été 1867, il fait un séjour dans un sanatorium pour y soigner une dépression.

>> A écouter, le deuxième épisode de la série d'émissions de L'oreille d'abord consacrée au 200e anniversaire de la naissance d'Anton Bruckner :

Anton Bruckner, compositeur. [AFP - Ann Ronan Picture Library / Photo12]AFP - Ann Ronan Picture Library / Photo12
L'Oreille d'abord - Publié le 5 septembre 2024

Chapitre 7
Troubles du comportement et fascination pour la mort

The Art Archive/Museum der Stadt Wien - Alfredo Dagli Orti

L'inadaptation du compositeur n'est pas que sociale, elle repose également sur son comportement qui peut faire peur et que l'on pourrait décrire comme quelque peu "excentrique".

Les premiers troubles se manifestent dès 1865, alors que Bruckner n'a que 31 ans. Il souffre de céphalées insupportables, sans cause précise. Il développe également de nombreux tocs et répète plusieurs fois sans raison les mêmes mots. Mais il a surtout un irrésistible besoin de compter les choses qui se trouvent autour de lui, que ça soit les fenêtres, les boutons de vêtements ou même les étoiles. Dès la fin des années 1860, le médecin de l'asile de Linz est alerté et le fait interner.

Les tocs de Bruckner se manifestent également dans sa manière de composer. On sait qu'il avait l'habitude de compter les mesures de ses partitions et qu'il les organisait selon des schémas numériques. Comme chez Bach, les chiffres prennent souvent dans ses œuvres une valeur symbolique.

Mais il n'y a pas que les tocs qui font de Bruckner un excentrique. Le compositeur est également fasciné par la mort. On dit qu'il était obnubilé par les crimes les plus sordides et par les derniers instants des condamnés à mort. Suite au décès de sa mère, il aurait demandé à un photographe de la prendre en photo et aurait ensuite affiché le cliché macabre dans sa salle de classe.

Le 11 octobre 1896, Bruckner est en train d'achever sa 9e Symphonie lorsque la mort vient le chercher. Il a 72 ans. Selon son vœu, il est enterré à Saint-Florian sous son orgue. Un tombeau entouré de six mille crânes provenant d'un charnier de l'époque des Huns, découvert lors du creusement d'une crypte.

Un environnement macabre que le musicographe Emile Vuillermoz a décrit en ces termes: "C'est devant ce parterre hallucinant d'orbites vides, de maxillaires saillants et de dents nues que le Ménestrel de Dieu poursuit ses lyriques entretiens avec le Ciel. Une foule sans oreilles et sans yeux monte un garde d'honneur autour du musicien muet dont les chefs-d'œuvre arrivent par bouffée pendant les offices au milieu de cette paix shakespearienne."