Easy Listening

Grand Format

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Introduction

L'histoire de la musique d'ascenseur racontée par Ellen Ichters.

Introduction

Elle s'appelle "adult contemporary music", "beautiful music", "musique d'ascenseur" ou "lounge music" selon la période et selon le pays. Bien que le terme "easy listening" soit un immense fourre-tout, il fait plus ou moins toujours référence à une musique qui met en avant la mélodie et les orchestrations, pondue facilement, au kilomètre, pour accompagner le consommateur au supermarché ou dans les bars à cocktails. On la range même souvent dans la même famille que l'ambient music d'Erik Satie et Brian Eno.

Pourtant, on aurait tort de la prendre de haut, car son histoire a beaucoup à nous apprendre.

Erik Satie (1866-1925), compositeur français. [AFP - roger viollet]
Erik Satie (1866-1925), compositeur français. [AFP - roger viollet]
Portrait de Brian Eno. [NurPhoto - Luca Carlino]
Portrait de Brian Eno. [NurPhoto - Luca Carlino]

Erik Satie et la musique d'ameublement

Dans les années 1920, le compositeur français Erik Satie, en contact avec le mouvement Dada, poursuit une réflexion sur le bruit. Et si la musique n'était au fond qu'un bruit de la vie quotidienne, au même titre qu'une ventilation ou qu'un métropolitain passant sous les rues de Paris? Si le bruit est musique, cela veut alors dire que la musique cesse d'être un art pratiqué exclusivement sur scène. Elle devient à son tour du bruit et "meuble" le silence. Cette idée choque l'establishment bien-pensant, qui manque de s'étouffer quand Satie présente sa "musique d'ameublement".

La musique n'est plus le centre de l'attention, mais devient secondaire, comme l'attestent les noms de ces meubles musicaux de Satie: "Tenture de cabinet préfectoral", "Tapisserie en fer forgé" ou "Carrelage phonique". Il s'agit des ancêtres de l'easy listening, à la différence que la démarche de Satie est artistique, et non commerciale.

Une partition de "Tapisserie en fer forgé" d'Eric Satie, 1924. [DP]
Une partition de "Tapisserie en fer forgé" d'Eric Satie, 1924. [DP]

La naissance de Muzak

Aux États-Unis au début des années 20, on tente de trouver d'autres moyens de diffuser de la musique, notamment grâce aux avancées technologiques. Alors que la radio est encore un terrain en friche, le Major George Owen Squier, un officier de l'armée américaine, achète plusieurs licences de diffusion du signal audio par ondes hertziennes, mais aussi par le réseau électrique. En 1922, la North American Company rachète les droits des licences du Major Squier et les clients peuvent désormais payer un abonnement à la société combiné avec leur facture d’électricité.

En 1934, Squier redéfinit le secteur de diffusion de son produit et cible les clients commerciaux que sont les supermarchés et les bureaux. Inspiré et intrigué par l'efficacité du nom de la marque Kodak, le Major nomme sa société Muzak. Le nom sera tellement caractéristique d'une musique de fond qu'il servira durant de nombreuses années à qualifier tout ce qui ressemble de près ou de loin à de la musique d'ascenseur. Pourtant, Muzak n'a jamais produit de musique pour quelque ascenseur que ce soit.

L'engouement pour l'easy listening encourage beaucoup de compositeurs à se lancer dans l'aventure. Trop jeunes pour faire du classique ou du jazz, trop vieux pour faire du rock'n'roll, ils proposent un mélange de big band, avec des sonorités latines: mambo, cha-cha-cha et bossa-nova. Parmi eux, on trouve Henry Mancini, Percy Faith, Stanley Black ou Paul Weston, sans oublier le compositeur mexicain Esquivel, roi de l'exotica et de la space age pop.

La pochette de l'album "Las Tandas" de Juan Garcia Esquivel, 1956. [RCA Victor]
La pochette de l'album "Las Tandas" de Juan Garcia Esquivel, 1956. [RCA Victor]

Les juteux contrats sont signés avec l'industrie du cinéma et de la télévision avant tout, mais aussi avec des supermarchés et des bureaux.

Dans ce dernier cas, l'easy listening prend la fonction de baigner l'employé ou le client dans une ambiance optimiste et naïve. On a appelé ce mode de diffusion dans les supermarchés le storecasting, par opposition au broadcasting, réservé aux diffusions à la radio et à la télévision.

La pochette de l'album "The Latin Sound" d'Henry Mancini. [RCA Victor]
La pochette de l'album "The Latin Sound" d'Henry Mancini. [RCA Victor]

Pour Claude Chastagner, auteur du livre "666, quatre études sur le rock'n'roll", l'easy listening permet à ceux qui sont dominés d'avoir du plaisir dans cette domination. Le genre a donc une fonction politique, car il désactive les convictions, les passions, les engagements et les rébellions. Tout un programme.

Savamment agencé en blocs de quinze minutes dont le tempo et les sonorités varient selon les moments de la journée, l'easy listening de Muzak est conçu pour faire mieux travailler les employés de bureau et des usines, et faire plus consommer les clients des commerces et des restaurants.

Claude Chastagner, auteur de "666, quatre études sur le rock'n'roll"

Succès aux États-Unis

Entre les fifties et les sixties, l'easy listening envahit les ondes des radios américaines. De nombreuses chaînes ne souhaitant pas adopter le format rock'n'roll s'orientent alors vers un contenu largement instrumental, et connaissent une explosion phénoménale. L'easy listening devient alors l'antithèse du rock'n'roll, autrement dit une musique symbolisant la soumission, telle que l'avait imaginée Muzak.

C'est le journaliste Claude Hall qui a employé pour la première fois en 1965 le terme "easy listening". Il a trouvé cette dénomination pour pouvoir désigner le format de la chaîne WPIX-FM, une station de radio de New York City, propriété de la Chicago Tribune et de New York Daily News. Claude Hall était un grand fan de ce nouveau format musical, trouvant son compte dans ce juste milieu entre le classique et le rock.

Entre le milieu des années 60 et les années 70, l'easy listening devient le format favori des radios américaines, grâce aux articles dithyrambiques de Claude Hall et à WPIX-FM.

Ce que l'on appelle alors easy listening n'a plus grand-chose à voir avec la musique de supermarché de Muzak. Celle-ci répondait à des critères précis, comme le fait d'éviter certains instruments "dérangeants" tels que le saxophone.

Les stations easy-listening américaines des seventies incluent des voix, comme celles de Billy Joel, Barbra Streisand et des Carpenters. C'est par ce glissement progressif que l'easy listening "made in USA" a viré dans ce que l'on a appelé l'"adult contemporary pop".

Barbra Streisand. [Keystone - Adrian Wyld]
Barbra Streisand. [Keystone - Adrian Wyld]

Brian Eno et l'ambient

Se réclamant de l'héritage d'Erik Satie et de sa "musique d'ameublement", le Britannique Brian Eno propose à la fin des années 70 une forme d'easy listening qu'il baptise ambient.

[L'ambient est] une musique que l'on peut soit écouter activement, soit facilement ignorer, tout dépend du choix de l'auditeur.

Brian Eno, compositeur.

Des nappes de synthés qui installent une atmosphère plus qu'une réelle mélodie, voilà exactement le propos de cette musique. On retrouve cette idée dans le manifeste que Brian Eno publie avec la sortie de son album "Music For Airports" en 1978. Considéré comme le premier album de musique ambient, ce disque rejoint les intentions de Muzak, tout en dénonçant le format des radios de la fin des années 70. Brian Eno propose, tout comme le Major Squier, de vivre mieux avec une musique qui sait s'effacer, par opposition à la musique "mainstream" des radios. Toutefois, à la différence de Muzak, les motivations de Brian Eno n'étaient pas commerciales: il voulait simplement proposer une forme d'art toute simple.

La pochette de "Music For Airports" de Brian Eno. [PVC Records]
La pochette de "Music For Airports" de Brian Eno. [PVC Records]

Seul l'aéroport LaGuardia de New York a joué le jeu en diffusant (brièvement) "Music For Airports" dans ses haut-parleurs. Dans les autres lieux publics, on préfère encore la bonne vieille radio, avec ses avantages et ses inconvénients.

A la fin des années 80, l'easy listening n'est plus qu'un vague souvenir de quelque chose de peu affirmé et de kitsch, qui trouvera son équivalent dans les années 90 avec une "lounge music" tout aussi vague.

Audioguide, l'intégrale

Découvrez l'intégrale d'Audioguide sur l'easy listening, pour en savoir encore un peu plus sur cette musique tellement facile d'écoute qu'on ne la remarque même pas.

La pochette de l'album "The World of Easy Listening Vol. 4". [Decca]Decca
Audioguide de l'été - Publié le 10 août 2016

Des citations du livre "666, quatre études sur le rock'n'roll" de Claude Chastagner ont été utilisées pour la réalisation de l'Audioguide et du grand format.

Crédits

Une émission proposée par Ellen Ichters

Réalisation web: Sylvie Ravussin et Lara Donnet