Le paradoxe des musiques maliennes

Grand Format

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Introduction

Présentes dans tous les festivals de jazz et de world music, les musiques maliennes voient leurs sources tarir. Entre renouveau et traditions en péril, analyse d’un phénomène qui s'accélère.

Le paradoxe malien

Vu de l’Europe, le Mali contemporain offre deux images contradictoires: d’un côté l’insécurité, les crises politiques et économiques, de l’autre une richesse et une créativité musicales qui enchantent les publics occidentaux depuis plusieurs décennies.

Pourtant, derrière le succès international des ambassadeurs des musiques maliennes, sur place, la réalité des régions est préoccupante. Certaines cultures traditionnelles y meurent de n’être plus transmises ni valorisées. S’il paraît universel et vieux comme le monde, le phénomène est ici particulièrement brutal et rapide. Au-delà de la disparition des formes musicales, c’est l’identité culturelle et la cohésion sociale de populations entières qui sont mises à mal par l’érosion culturelle.

Dans un CD et un DVD intitulés "Every Song Has its End: Sonic Dispatches from Traditional Mali" (Glitter Beat, 2016), le producteur américain Paul Chandler donne la voix à quelques acteurs traditionnels des différentes régions du Mali.

Si la musique traditionnelle arrête de vivre, c'est notre culture qui en mourra. Si ces instruments-là ne sont pas là, nous avons tout perdu.

Afel Bocoum, neveu et héritier musical d’Ali Farka Touré (photo), pionnier du blues malien

L’âge d’or des musiques maliennes

Dès les premières années de l'indépendance, au début des années 1960, tous les groupes modernes, du Rail Band de Bamako aux Ambassadeurs Internationaux ou au Super Biton de Ségou, puisent dans le patrimoine des griots mandingues. C’est l’époque des biennales artistiques et culturelles, celle de la valorisation du patrimoine: chaque région, chaque ville, chaque village sélectionne ses meilleurs danseurs et musiciens pour participer aux célébrations qui rythment l'agenda culturel malien.

Au milieu des années 80, le concept de world music séduit les festivals internationaux et les Maliens y font bonne figure. Jetant des ponts entre le blues et ses racines africaines, Ali Farka Touré modernise les répertoires songhay, peul ou bozo de la boucle du Niger et invente le blues du Sahel.

En 1987, l’album "Soro" de Salif Keïta sonne comme un véritable manifeste et devient tout de suite une référence mondiale. Une année plus tard, la jeune Oumou Sangaré chante "Moussoulou" et révèle au monde entier le son de sa région, le Wassoulou.

Par delà les spécificités de leurs démarches, ces artistes ont en commun un même enracinement dans les traditions de leurs régions respectives. Modernité et traditions se nourrissent alors mutuellement, les enregistrements se multiplient et les instruments traditionnels - djembé, kora, balafon et autres n’goni - commencent à s’exporter en Europe.

Exode rural et érosion culturelle

Plusieurs coups d'État, sécheresses et crises économiques plus tard, la situation a changé. Les mesures d’économie ont mis fin aux biennales. Au nord du fleuve Niger, des cultures habituées à une cohabitation pacifique et féconde se retrouvent de plus en plus divisées. Tandis que la capitale ne cesse de s’agrandir, les régions font face à une véritable érosion humaine et culturelle. Leurs traditions ne se transmettent plus que difficilement et la source se tarit.

Les plus heureux trouvent alors à Bamako une opportunité de voyager hors du pays, les autres se font une clientèle urbaine ou, sans succès, cherchent une hypothétique reconversion. A défaut de travail, nombreux sont ceux qui tentent leur chance dans l’exil, parfois au péril de leur vie. Dans tous les cas, les musiciens qui quittent leur région ne reviennent pas en arrière.

Hors de leurs éco-systèmes, les répertoires se mêlent, parfois avec bonheur mais le plus souvent au détriment de la diversité des styles, de leurs codes respectifs et de leur rôle de ciment social. Quand la tradition déclinait un même rythme ou une même épopée pendant des nuits entières, les artistes urbains, conditionnés par leurs modèles occidentaux, privilégient désormais le temps court, la parole directe et des formes plus simples.

Dans des conditions parfois périlleuses, Paul Chandler continue à enregistrer les traditions musicales sur place, dans leur propre contexte.

Festival au Desert près de Timbuktu Mali 2012 [Wikipédia - Alfred Weidinger]Wikipédia - Alfred Weidinger
Versus-écouter - Publié le 21 novembre 2016

Griots du 21ème siècle

Intercesseurs et hérauts privilégiés des sociétés traditionnelles, les griots y occupent depuis la nuit des temps une place à part. Dans des cultures essentiellement orales, ils interviennent dans les transactions sociales traditionnelles et chantent les louanges et les généalogies des grandes familles qui, en échange, les protègent et subviennent à leurs besoins. Tout au long de l’histoire du Mali, ils sont les porte-paroles des puissants.

Leurs liens avec le pouvoir et leur habilité à prendre la parole en public ont permis aux griots de mieux s’adapter que les autres acteurs traditionnels aux bouleversements de leur société. Dans les mariages et les baptêmes, mais aussi désormais lors des concerts et au travers d’enregistrements, le chant de louange et les dédicaces à leurs protecteurs fournit aux griots une importante base de financement. Il n’est pas rare, au sein des grandes familles de griots, qu’une grande cantatrice ou qu’un musicien brillant se fasse offrir par une riche personnalité une voiture ou une maison en remerciement d'une louange.

Dans la tradition, certains instruments de musique sont exclusivement réservés aux griots. L’art de la "kora" s’est particulièrement développé au sein des familles de Toumani Diabaté et Ballaké Sissoko. Le "jeli n’goni", déclinaison mandingue du luth sahélien, a vu ses techniques s’épanouir sous les doigts du Moriba Koïta, regretté doyen des griots à Paris, puis de Makan Badjé Tounkara, Bassékou Kouyaté et leurs jeunes frères. Tous font partie des ambassadeurs de la culture mandingue dans le monde entier et ont largement contribué à ouvrir leur art aux musiques actuelles.

>> Mali : blues sahélien et musique mandingue :

Le musicien malien Ali Farka Touré. [AFP - Jacques Munch]AFP - Jacques Munch
La Note bleue - Publié le 30 octobre 2016

Les musiques de la guerre et de l’exil

Dans le nord du Mali, depuis les révoltes des années 1990, les musiciens touareg s’expriment à la guitare électrique. Tinariwen et Tamikrest sont à la fois les modèles et les porte-paroles des nouvelles générations. Si leur musique doit beaucoup à la démarche pionnière d’Ali Farka Touré, elle s’apparente pourtant davantage au rock-garage occidental.

Le groupe touareg Tinariwen en 2012. [AFP - Valéry Hache]
Le groupe touareg Tinariwen en 2012. [AFP - Valéry Hache]

En 2012, quand éclate le conflit au nord du Mali, les djihadistes y interdisent la musique et les artistes n’ont d’autre choix que l’exil. Dans le reste du pays, pendant plus d’une année, une interdiction de rassemblement prive les artistes de leur gagne-pain. L'assouplissement de l’état d’urgence et le retour d’une paix précaire ne suffisent pas à rétablir la situation. Même dans les mariages et les baptêmes, on invite des DJ's et des sound-systems, moins onéreux que les instrumentistes.

A Bamako, les artistes se mobilisent contre la guerre et contre le fondamentalisme des groupes armés du nord. L’urgence de l’exil, la rage et la volonté de résister servent de terreau à de nouveaux groupes, à l’image de Songhoy Blues, créé par quatre réfugiés de Tombouctou. Mais tous le savent : la survie passe désormais nécessairement par le marché occidental.

>> Mali: renouveau ou acculturation et perte d'identité :

Festival au Desert près de Timbuktu Mali 2012 [Wikipédia - Alfred Weidinger]Wikipédia - Alfred Weidinger
Versus-écouter - Publié le 22 novembre 2016

Crédits

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Textes: Vincent Zanetti

Réalisation web: Melissa Härtel/RTS Culture