Britpop, une vague aussi légère qu'une bulle

Grand Format

Leonhard Foeger

Introduction

Comment mélanger sentiment de fierté nationale, renouveau politique et refus du grunge? En musique bien évidemment, avec la britpop. Retour et décodage d'un genre en forme de bulle qui a fait pschitt dans "Audioguide".

La britpop, un courant et une rivalité

Pour le célèbre journaliste Simon Reynolds, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont toujours dominé la pop mondiale. Jusque là, rien de neuf, mais, dit-il, c’est l’oscillation entre les influences des deux nations qui crée un paysage où les mouvements semblent se répondre.

Dans les sixties, on est passé du Swinging London à San Francisco, dans les seventies le soft rock de Californie du sud a passé la main au punk anglais, et rappelle Reynolds, le reste du monde n’a jamais eu son mot à dire.

Si les Etats-Unis sont en général meilleurs dans l’innovation musicale, c’est le plus souvent la Grande-Bretagne qui réagit le premier à ces innovations: funk, soul, R&B ou disco, elle les conceptualise, les fait passer dans les écoles d’art et revend le tout aux Etats-Unis: Eric Clapton, Led Zeppelin, Stone Roses, ou Chemical Brothers. Tout cela ne se fait évidemment pas sans une certaine rivalité. La britpop en a été une des manifestations.

Blur, Oasis, Suède, Pulp, mais aussi Elastica, Lush, Ash, Shed Seven, The Boo Radleys, Supergrass ou the Divine Comedy. Tous ces noms sont associés à une certaine vision et identité britannique, qui a auréolé les nineties d’un certain parfum de nationalisme. La britpop, c’est la guerre entre Blur et Oasis, des articles incessants dans les magazines musicaux de référence New Musical Express et le Melody Maker ; c’est aussi le New Labour de Tony Blair, et ce sont les oeuvres d’art et pochettes de l’artiste Damien Hirst. La britpop c’est un gros outil marketing, et c’est plus un moment culturel britannique qu’un véritable genre musical à part. Et la britpop, c’est surtout un ras le bol du grunge.

> > "Parklife", titre emblématique de la britpop

La britpop, légèreté dans un climat plombé

La britpop, c’est léger, plutôt guilleret, parfois un dance, comme chez Saint-Etienne, et parfois bien lourd et rock, comme chez Oasis. Malgré quelques variations, la britpop ne devrait au départ être que de la musique.

Et pourtant, quand on se replonge dans la genèse de cette vague, on y découvre quelques chapitres frôlant l'idéologie politique. Dans l’un des articles qu’il a écrit en 1993, l’auteur Simon Reynolds rappelle que l’année précédente, le célèbre Dandy Morrissey était apparu sur scène se drapant dans l’Union Jack, alors qu’il défendait son nouvel album "Your Arsenal", truffé de slogans anti-américains, dont lui seul a le secret.

Le problème avec tout ça, c’est que Morrissey a toujours joué sur cette fine frontière entre une critique réaliste et le flirt avec des symboles associés aux Skinheads néofascistes, qui intensifiaient à ce moment leurs attaques indirectes contres les minorités raciales.

C’est qu’en 1992, le Royaume Uni ne traverse pas une période de flamboyance économique: au contraire, il est secoué par une crise politique, sociale et culturelle. La récession se mue en délinquance, le service public se détériore, l’incompétence du gouvernement de John Major installe un sentiment de stagnation dans le pays. Non seulement on ne sait pas où va le pays mais, surtout, beaucoup se demandent si le mot "britannique" veut encore dire quelque chose, alors que le pays est submergé par les cultures télévisuelle, cinématographique et musicale américaine.

Un groupe s’apprête pourtant à changer la donne avec un album marquant: Blur.

>> Audioguide: "La vague de légèreté de la britpop" :

Blur par Renaud Monfourny. [la-datcha.ch - Renaud Monfourny]la-datcha.ch - Renaud Monfourny
Audioguide - Publié le 29 novembre 2016

"Modern Live is Rubbish" affirme Blur en 1993

Le 10 mai 1993, le ciel ombrageux de la pop britannique connaît une belle éclaircie: la sortie de "Modern Live is Rubbish", le deuxième album de Blur, groupe alors en disgrâce auprès du public et de la presse.

Ça avait très bien démarré pour le quartet londonien, puisqu’un premier album – "Leisure", et son titre-phare "There’s No Other Way" avaient marqué les esprits. Mais à cette époque, les membres du groupe se comportent comme des petits cons, additionnant les attitudes méprisantes, et les concerts nullissimes. La critique et leur maison de disques le leur fait payer.

Au bord de l’éviction, le groupe a rassemblé toutes ses ressources, pour accoucher de ce nouvel album. Quand on vous dit que les Britanniques en ont marre du grunge, en voilà le parfait exemple. La britpop est alors en gestation cette année-là.

Exactement au même moment, Oasis signe un contrat sur Creation Records avec Alan McGee, "Pablo Honey" de Radiohead est dans les bacs, et Pulp, groupe qui existe depuis les années 80, travaille sur "His’n’Hers", leur premier gros succès.

Mais avec Blur, c’est la première fois depuis longtemps que s’affirme une anglicité – explique Christophe Pirenne dans "Une histoire musicale du rock" – que ce soit par des allusions directes au patrimoine rock national, soit en brossant un portrait bienveillant et presque romantique du pays, ou encore, en dénonçant l’américanisation de l’Angleterre. Et l’auteur de poursuivre en comparant les clips de Blur à des spots promotionnels pour Londres ou la campagne anglaise. Et pour la musique, contrairement à son prédécesseur qui s’inspirait du son de Manchester, "Modern Life Is Rubbish" rend hommage à The Jam, The Small Faces ou The Who – des maîtres de la pop britannique. On a le brit, on a la pop. Bienvenue à la britpop!

La pochette de l'album "Modern Life is Rubbish" de Blur. [Blur]
La pochette de l'album "Modern Life is Rubbish" de Blur. [Blur]

Le terme britpop, qui existait déjà à fin des années 80 pour définir le son de groupes comme The La’s ou les Inspiral Carpets, reprend du poil de la bête dès 1994. Il sera désormais brandi par les journalistes, à l’instar de Stuart Maconie, qui officie dans Select, pour "faire ressurgir dans notre culture pop une sensibilité toute anglaise faite d’esprit, d’ironie, de style, d’économie et de chouettes coupes de cheveux".

Stuart Maconie, journaliste

La britpop récupérée politiquement

Quand un genre musical brandit fièrement les couleurs d’un pays, il ne faut pas beaucoup de temps pour que la politique vienne s’y servir. Les choses deviennent un peu confuses parfois à ce sujet : il suffit d’un moment d’inattention et d’un faux pas, pour que l’on vire carrément dans le nauséabond.

En 1993, par exemple, autant des journalistes comme Simon Reynolds méprisaient ce nouveau nationalisme, pour prendre le parti de la rave culture et de la jungle alors en pleine expansion, mais décriée par la critique, autant d’autres, comme Andrew Harrison, éditorialiste du magazine Select, s’empressaient de préciser que dans le retour à la bonne vieille Angleterre, il ne s’agissait ni de racisme, ni d’incitation à la haine.

La guerre Blur contre Oasis alimentée par le magazine musical britannique NME au milieu des années 90. [RTS - NME]
La guerre Blur contre Oasis alimentée par le magazine musical britannique NME au milieu des années 90. [RTS - NME]

Si vous avez l’impression d’entendre un programme politique, vous n’avez pas totalement tort. Car la britpop, dès l’été 1994, sera l’accompagnement musical d’un nouveau parti en Grande-Bretagne, le New Labour, mené par Tony Blair.

Pour l’auteur John Harris, il ne fait aucun doute que Tony Blair a utilisé la britpop pour accéder au poste de Premier ministre. Blair connaît le rock, il aime le rock; il est jeune, et peut alors se permettre de commettre l’impensable dans le monde de la musique dite "authentique": inviter des artistes à rencontrer les membres de son parti. Chose qu'il fera avec Blur puis Oasis en 1995. Ainsi, avec beaucoup d’ambition, un nationalisme savamment marketé et nettoyé de toute scorie embarrassante, Tony Blair réussit à imposer une nouvelle image: celle du politicien branché et relax.

>> Audioguide: "Quand la politique se mêle de britpop" :

La pochette de la compilation "Blur: The Best Of". [Food/Virgin/Parlophone]Food/Virgin/Parlophone
Audioguide - Publié le 1 décembre 2016

Un bref âge d'or

L’âge d’or de la britpop se situe grosso modo entre la sortie de "Parklife" de Blur en avril 1994, et celle de "Be Here Now" d’Oasis en 1997.

Entre les deux, c’est la folie. Une avalanche d’outsiders prennent d’assaut le devant de la scène indépendante, avec un seul mot d’ordre: conquérir le monde, et le faire savoir. La modestie n'est pas la première caractéristique des groupes issus de cette période, et c’est valable autant pour les hommes que les femmes, particulièrement présentes durant cette période : Sonya Aurora Madan du groupe Echobelly, Louise Wener, de Sleeper, Sarah Cracknell de Saint Etienne, ou Justine Frischman d’Elastica.

Pour l’industrie, c’est le paradis: chaque semaine, les unes des journaux musicaux affirment avoir trouvé la nouvelle sensation, et les maisons de disques n’ont qu’à se baisser pour ramasser. L’argent coule à flot et les deals se font plus ou moins n’importe comment, en signant des contrats avec des groupes qui souvent n’ont pas même un semblant de projet de carrière.

Bientôt, le groupe de britpop devient la norme, puis enfin, cela devint une sorte d’establishment, au point que le Labour Party avait son propre agent de liaison avec la britpop, un certain Darren Kalynuk.

Malgré tout, la britpop est un phénomène qui fonctionne avant tout au Royaume Uni et en Europe, mais qui n’aura pas l’envergure de provoquer aux Etats-Unis une troisième "British Invasion". Aucun des "Big Four", c’est-à-dire Suede, Blur, Pulp et Oasis, ne parviendra à s’installer durablement aux Etats-Unis, ce qui sera plus tard le cas de Coldplay ou Muse.

Mais il n’y a pas que cela: il y existe un manque d’uniformité dans le mouvement qui compte autant des groupes de classe moyenne dans ses rangs, que des groupes réellement prolétaires, comme Oasis.

La britpop n'a été qu’un prétexte à un sursaut culturel à la limite du protectionnisme, qui occultait tous les autres genres pouvant exister à l’époque. Plusieurs choses sont venues mettre fin à cette mode: les Spice Girls, la mort de Lady Di en 1997, et la sortie de "Ok Computer" de Radiohead, qui éclaira le savoir-faire anglais d’encore plus de respectabilité.

N’empêche, en 2014, on a fêté les 20 ans de la britpop, et le NME, comme pour se souvenir du bon vieux temps, a demandé à 30'000 Britanniques d’élire l’hymne du mouvement. Et à ce jeu-là, c'est "Common People" de Pulp qui a triomphé.

>> Audioguide: l'intégrale de l'émission :

Damon Albarn, le leader de Blur, était venu en solo au Paléo en 2013. [Laurent Gillieron]Laurent Gillieron
Audioguide - Publié le 3 décembre 2016

Crédits

Textes: Ellen Ichters

Réalisation web: Olivier Horner