L'Orchestre de Chambre de Lausanne (OCL) fête le 22 octobre ses 75 ans. Retour en forme de coup de projecteur sur les six titulaires qui ont donné une dimension internationale à la phalange vaudoise.
La définition d'un chef
La parole est à Victor Desarzens, fondateur de l'Orchestre de Chambre de Lausanne (OCL). Nous sommes en février 1963. Devant la caméra de "Carrefour", le Vaudois, alors âgé de 55 ans, explique pourquoi le métier de chef d'orchestre n'est pas un métier de jeune homme. "Pas de vieillard non plus, mais l'expérience est capitale. Quand on est jeune, on agit sur des forces d'intuition et de volonté. Or, il faut conduire un orchestre, jamais l'asservir à sa volonté, sinon l'orchestre ne vit pas".
En 2015, après deux saisons sans amiral, l'OCL fera pourtant le choix de la jeunesse avec le violoniste Joshua Weilerstein, 27 ans, au moment de sa nomination.
L'Américain, né dans une famille de musiciens, correspond en tous points à ce qu'exige désormais une direction d'orchestre: pédagogue, avide de contacts avec le public, à l'aise avec les nouvelles technologies, conscient de sa responsabilité vis-à-vis des créateurs de son temps et très heureux de pouvoir ouvrir l'institution à d'autres formes de musique et de lieux.
Victor Desarzens, l'ardeur
Directeur de 1942-1973
"Tenir. Malgré les doutes incessants, garder le cap, ne rien lâcher de l'exigence des débuts, entretenir le feu de l'utopie contre les vents de l'habitude", écrit Antonin Scherrer à propos de Victor Desarzens, dans le livre qu'il vient de publier pour les 75 ans de l'OCL.
L'homme, violoniste virtuose, fonde l'Orchestre de Chambre de Lausanne en 1942, alors que la guerre fait rage. Qu'est-ce qui le pousse à concrétiser son rêve? "Je voulais créer quelque chose qui appartienne à la ville, soutenu par le public et les autorités" dit-il en 1962.
Il précise également qu'il n'a jamais été question de concurrencer l'Orchestre de la Suisse Romande (OSR). Ernest Ansermet donnera d'ailleurs toute sa confiance et ses encouragements à son "cher et très estimé jeune collègue".
Appris sur le tas
Le premier concert officiel de l'OCL a lieu le 10 novembre 1942 à la Maison du peuple de Lausanne. Pour l'occasion, Victor Desarzens compose un programme entièrement dédié à Bach.
Son métier de chef, il l'apprend sur le tas, comme beaucoup de musiciens de sa génération. Voilà ce qu'il disait de la direction d'orchestre: "Ce geste, pour se faire véritablement expressif, doit être absolument spontané et naturel, provenir de l'intérieur et non être appris de l'extérieur".
Baroque et contemporain
Au conservatoire de Lausanne, Victor Desarzens reçoit l'enseignement de José Porta. Auprès de ce maître brûlant, il découvre la musique ancienne d'Italie et de France, un Eldorado d'une richesse insoupçonnée. Desarzens montera à Paris pour y recopier des manuscrits inédits. Sa soif de défricher et de transmettre est inépuisable.
Il fait ainsi découvrir la musique baroque et de la Renaissance au public mais aussi des créations contemporaines, dont celles de Francis Poulenc qui viendra à Lausanne, et plus encore les compositeurs suisses qu'il accompagne, conseille et programme. Tous lui seront éternellement reconnaissants.
En particulier Frank Martin qui entretient avec le fondateur de l'OCL une relation de "frère d'âme", une amitié qui "va jusqu'aux racines du subconscient" comme le dit le compositeur genevois.
Le 28 octobre 2008, à l'occasion du centième anniversaire de la naissance de Victor Desarzens, la Ville de Lausanne pose une plaque commémorative en haut de la rue du Petit-Chêne.
Il y a du bourreau chez Victor Desarzens: le travail comme remède aux questions incessantes qui l'assaillent, le reste du monde n'a qu'à suivre
Armin Jordan, humain trop humain
Directeur de 1973-1985
Après Victor Desarzens, il fallait un homme qui puisse allier héritage et nouveauté. Le pianiste Armin Jordan est l'homme de la situation, parfait équilibre entre passé et modernité, parfait équilibre aussi entre la culture germanique de son père et latine de sa mère.
C'est surtout un homme qui aime la musique de chambre depuis toujours: "Quand on ne fait que du symphonique, on finit par faire de la musique à la grosse cuillère. La musique de chambre, c'est le soin porté au détail, la finesse, la précision horlogère"
C'est la première fois que l'OCL se dote d'une si solide baguette professionnelle. Son métier, Armin Jordan l'a acquis dans la fosse, via les Opéras de Bienne, Soleure, Saint-Gall, Zurich et Bâle avant de prendre ses fonctions.
Rayonnement international
Côté répertoire, mentionne Antonin Scherrer, si le spectre se rétrécit par rapport aux années Desarzens, c'est qu'Armin Jordan souhaite affiner le style de l'Orchestre pour lui permettre de se mesurer aux meilleurs, tant sous les micros d'Erato ou Philips que sur les scènes prestigieuses de la côte Est des Etats-Unis. Sous son règne, l'Orchestre de Chambre de Lausanne acquiert un rayonnement international.
Dans ces années septante qui ont suivi le choc de 1968 - et pour l'OCL une menace de grève -, Armin Jordan est très proche de ses musiciens. Certains diront même trop proche, laissant émerger une baisse de la discipline dans les rangs de l'orchestre. Le chef n'a jamais aimé la hiérarchie.
Ce n'était pas un entraîneur d'orchestre mais un inspirateur hors pair: tout chez lui passait par les mains et par un regard captivant, irrésistible.
Lawrence Foster, l'ami des musiciens
Directeur de 1985-1990
Après trente et un ans avec Victor Desarzens et douze ans avec Armin Jordan, le règne de Lawrence Foster paraîtra très court: cinq ans seulement.
Né à Los Angeles en 1941, mais d'origine roumaine, Lawrence Foster est auréolé de succès à la tête des plus grandes phalanges anglo-saxonnes et de l'Orchestre philharmonique de Monte-Carlo mais inconnu en terres vaudoises au moment de sa nomination.
De plus, certains craignent qu'avec son cursus, le nouveau chef bascule dans une confrontation "symphonique" avec sa voisine l'Orchestre de la Suisse Romande.
Vaste réseau
Sur le plan artistique, Lawrence Foster a séduit par la précision de son travail, que certains appelaient de la rigidité. Une fracture culturelle après le règne d'Armin Jordan.
Mais ce que même ses détracteurs lui reconnaissent, hormis son écoute, c'est sa très grande qualité d'accompagnateur.
L'apport principal de ce chef à la culture très anglo-saxonne, c'est la mise à disposition de son réseau d'amis musiciens, dont le pianiste et chef d'orchestre Daniel Barenboim qui, en 1986, donne sur une semaine l'intégrale des concertos de Beethoven.
Autre apport du chef américain: les tournées prestigieuses et luxueuses de l'OCL, notamment en Extrême-Orient.
Jesús López Cobos, l'allégresse
Directeur de 1990-2000
Né en Castille en 1940, Jesús López Cobos grandit dans une famille de mélomanes. Choriste depuis son plus jeune âge, il hésite un temps à se lancer dans la théologie, avant d'opter pour la philosophie et la musique, puis la direction d'orchestre. Il fait ses débuts professionnels à la Fenice de Venise. Très vite, il développe une carrière internationale.
Invention et aptitude à vaincre les difficultés de la science musicale sont ses deux principales qualités. Il est réputé pour ses tempi allègres, sa courtoisie et son haut degré d'exigence. C'est un homme de dialogue.
Engagé comme directeur artistique à l'OCL en 1990, il y restera jusqu'en 2000. Sous sa baguette, l'orchestre vaudois connaît un véritable épanouissement artistique, et parvient à une homogénéité jamais atteinte auparavant.
Son rapport au disque
Comme à l'époque de Jordan, mais dans un marché déjà plus tendu, la bonne santé de l'OCL va être immortalisée dans de nombreux enregistrements, réalisés pour la plupart en coproduction avec la Radio Suisse Romande. Parmi eux, quatre disques consacrés au compositeur italien Ottorino Respighi, musicien que Cobos a découvert dans les années soixante alors qu'il était étudiant à Vienne.
Le début du déclin de l'industrie discographique ne l'inquiète pas outre mesure. "Il est bien pour un orchestre d'être enregistré, mais en ce qui me concerne, j'accorde une importance bien plus grande à la musique vivante. Aucun disque au monde ne peut remplacer l'atmosphère d'un concert. De plus, en raison de son niveau de perfection toujours plus élevé, le disque a tendance à détruire l'humanité contenue dans la musique. Etre humain, c'est faire des erreurs", disait-il en avril 2000.
Changement de salle
C'est sous son règne également que l'Orchestre de Chambre de Lausanne quitte le Théâtre de Beaulieu pour s'installer à la salle Métropole. Ce déménagement, souhaité depuis longtemps, permet à l'Orchestre de répéter dans le lieu même où il se produit. C'est beaucoup plus confortable, et en plus l'acoustique est excellente. Enfin, sous son impulsion, l'OCL développe le concept du chef invité permanent.
Christian Zacharias, le soliste qui dirige
Directeur de 2000-2013
Les 10 et 11 avril 2000, pour le dernier programme d'abonnement, Jesús López Cobos accueille son successeur, Christian Zacharias, en partageant avec lui le "Troisième concerto" de Beethoven dans la salle Métropole de Lausanne. Avec la nomination en 2000 de Christian Zacharias, c'est la grande tradition allemande qui rejoint le coeur de l'OCL.
Christian Zacharias est adulé comme pianiste dans le monde entier, a vendu des milliers de disques, joué dans les salles les plus prestigieuses, avec les meilleurs orchestres et sous la direction des chefs les plus réputés, mais en matière de direction d'orchestre, Christian Zacharias est presque novice.
Sa première expérience dans ce domaine remonte à 1992; il avait alors dirigé l'Orchestre de la Suisse romande, sur la demande des amis de l'OSR, avec un succès fantastique.
A 50 ans, il s'offre donc un cadeau de choix: un orchestre à lui tout seul, pour la première fois. Il tiendra la baguette jusqu'en 2013.
Diriger du piano
Un soliste qui dirige n'est-ce pas frustrant? "A un certain stade, il est important de faire des choix clairs. Je m'y suis astreint et je ne le regrette pas, d'autant qu'en parallèle j'ai réussi à maintenir mon niveau de piano - c'est peut-être ma plus grande fierté".
Avec lui, le public devra s'habituer à voir un chef diriger depuis son clavier: "Je n’envisage plus de revenir en arrière car la possibilité de contrôle est bien plus grande avec l’impression de s’intégrer davantage à l’ensemble du groupe. Il s’établit, comme cela est le cas avec l’Orchestre de Chambre de Lausanne, une écoute commune, une confiance mutuelle, qui n’existent pas de la même façon dans la relation avec un chef d’orchestre accompagnateur."
Le souffle allemand
Dès les premières années de son mandat, Zacharias amène tout naturellement ses musiciens à son répertoire de prédilection, la grande tradition allemande, Mozart en tête, mais aussi les géants du romantisme, comme Beethoven dont il interprète les cinq concertos pour piano et orchestre.
Entre 2005 et 2007, il se lance avec l'Orchestre de Chambre de Lausanne dans une intégrale des symphonies et concertos pour piano de Johannes Brahms. Pour Antonin Scherrer, cette intégrale constitue un des moments forts des 13 ans de Zacharias à la tête de l'OCL, avec les tournées prestigieuses et l'intégrale discographique des concertos de Mozart.
Joshua Weilerstein, le chef du XXIe siècle
Directeur depuis 2015
En 2013, après avoir accepté de jouer les prolongations, Christian Zacharias remet les clés de l'OCL. Il faudra deux ans avant de lui trouver un successeur. Malgré la recommandation du fondateur Victor Desarzens qui pensait que la direction d'orchestre exigeait une personne d'âge mûr, l'OCL mise sur l'énergie d'un jeune prodige de 27 ans: Joshua Weilerstein, violoniste élevé dans une famille de musiciens. Son père est premier violon, sa mère pianiste, sa soeur violoncelliste.
Adolescent, il voulait être joueur de basket, puis journaliste sportif. Mais la musique, atavisme familial, l'a rattrapé.
Un style décontracté
Son style à la fois dynamique et décontracté - il s'adresse au public avant chaque concert - plaît. Sa programmation qui mélange oeuvres classiques et musiques contemporaines, en déplaçant parfois l'Orchestre dans des lieux a priori peu faits pour lui comme dans ces Docks à Lausanne plutôt dédiés aux musiques actuelles, plaît aussi.
L'ambition de Joshua Weilerstein? Amener la musique aux gens. Pour ce faire, il propose "Sticky Notes", un flux podcast où il parle de l'histoire de la musique, explique ses projets, fait des interviews avec d'autres musiciens.
Dans le même esprit, il souhaite débarrasser la musique classique de son esprit de sérieux et revenir à des concerts plus vivants, où le public pourrait applaudir quand il en a envie, parce qu'il est content et qu'il a envie de s'exprimer.
La saison 2017-2018
L'affiche 2017-2018 de l'OCL a été conçue autour du thème de la Révolution, avec Beethoven en fil rouge. Joshua Weilerstein a mis au programme la 7e symphonie de Chostakovitch, "porte-parole des opprimés" et tient à faire découvrir Sofia Goubaïdoulina, "une toute grande compositrice de notre temps".
Contenu externe
Ce contenu externe ne peut pas être affiché car il est susceptible de collecter des données personnelles. Pour voir ce contenu vous devez autoriser la catégorie Réseaux sociaux.
AccepterPlus d'info
Un concert n'est pas une bibliothèque!
Crédits
Réalisation web:
Marie-Claude Martin et Andréanne Quartier-la-Tente
Références:
Le livre d’Antonin Scherrer "L’Orchestre de Chambre de Lausanne, une épopée humaine et artistique en 7 tableaux", paru aux Editions Infolio
La série d'émissions "Quai des Orfèvres" de Catherine Buser diffusée du 16 au 20 octobre 2017 sur Espace 2