A l'occasion du Concours Menuhin, retour sur la carrière de cet artiste, sans doute l'un des violonistes les plus célèbres du 20e siècle. Enfant prodige, puis virtuose acclamé, il a mis son art, tout au long de sa carrière, au service des causes humanitaires les plus nobles.
Chapitre 1
Les débuts d'un enfant prodige
Yehudi Menuhin est né le 22 avril 1916 à New York. Il est le fils de Juifs russes émigrés en Palestine puis aux États-Unis. Le jeune Yehudi prend ses premières leçons de violon à l’âge de cinq ans à San Francisco, auprès de Sigmund Anker qui le confie bientôt au violoniste et pianiste américain Louis Persinger.
L’enfant est doué, très doué, et progresse à une vitesse prodigieuse.
Dès 1923, il est capable de jouer la partie soliste de la Symphonie espagnole d'Edouard Lalo, œuvre qu’il exécute en public à San Francisco sous la direction d’Alfred Herz.
La symphonie espagnole est l’une des pièces les plus célèbres du répertoire pour les violonistes. Elle a été écrite pour le violoniste Pablo de Sarasate qui en a donné la première exécution.
Une pièce d’une virtuosité remarquable, qui démontre le talent de ce jeune garçon qui est capable de la jouer alors qu’il n’a que sept ans.
La rencontre avec Georges Enescu
En 1927 la famille Menuhin quitte l’Amérique et s’installe à Paris. Le jeune Yehudi est présenté au compositeur et violoniste roumain Georges Enescu. Cette rencontre sera déterminante pour le jeune garçon.
Georges Enescu va dès lors prendre en main sa formation musicale. Il exercera sur le jeune violoniste une influence déterminante, en transformant le virtuose en un musicien complet et réfléchi. Le violoniste roumain sera le mentor du jeune Yehudi Menuhin et restera à ses yeux le maître le plus marquant, son "Absolu".
Ce dernier non plus ne tarit pas d’éloge à propos de son jeune élève. Il invite le grand chef d’orchestre Paul Paray à l’auditionner. Menuhin interprète devant lui la Symphonie espagnole de Lalo, et sa virtuosité, sa musicalité ne manquent pas d’enthousiasmer le chef d’orchestre qui l’invite aussitôt à venir la jouer devant le public parisien.
Menuhin donne alors son premier récital européen et il remporte un véritable triomphe.
Après deux ans de travail intensif, Enescu conseille au jeune violoniste de changer de professeur et le confie aux bons soins d’Adolf Busch à Bâle. Ce dernier va lui inculquer l’esprit du classicisme allemand. Il travaille avec lui pendant les étés 1929 et 1930, l’hiver, il part en tournée en Europe et en Amérique. Et si l’on en croit la petite histoire, il gagnait alors dix fois plus que son professeur.
Le 25 novembre 1927, Menuhin est invité à jouer le Triple concerto de Beethoven au Carnegie Hall avec le New York Symphony Orchestra dirigé par Fritz Busch. Un concerto qu’il reprend deux ans plus tard pour ses débuts à la Philharmonie de Berlin sous la direction de Bruno Walter.
Chapitre 2
L'envol d'une carrière
Keystone
Menuhin n’a que 12 ans lorsqu’il publie son premier album, une collection de pièces difficiles qui témoignent de sa virtuosité et de son talent précoce. Ce premier enregistrement donne le coup d’envoi d’une carrière qui démarre sur les chapeaux de roue. Son agenda de concerts se remplit à tout vitesse. Le monde entier veut entendre l’enfant prodige.
Une passion pour Bach
La musique de Jean-Sébastien Bach occupe une place centrale dans le coeur de Menuhin, et ce dès son plus jeune âge. A 13 ans, son père lui fait cadeau des 60 volumes de l’édition Urtext des œuvres de Bach. Le jeune violoniste s'applique à les étudier de manière systématique.
Menuhin a été d’ailleurs l’un des premiers à enregistrer l’intégralité des sonates et partitas pour violon seul entre 1934 et 1936, puis en a donné une seconde version dans les années 50, montrant ainsi la voie à suivre à plusieurs générations de violonistes qui les considèrent aujourd’hui comme un passage obligé pour atteindre l’essence même du violon. >> A voir: Yehudi Menuhin joue la Partita III pour violon solo de Bach en 1985
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Rencontre avec le compositeur Edward Elgar
En 1932, Yehudi est invité à Londres par le célèbre compositeur britannique Edward Elgar qui lui propose de jouer au Royal Albert Hall son fameux concerto pour violon et orchestre, une œuvre que le jeune homme est ensuite invité à enregistrer dans les studios d’Abbaye Road. Sacré défi à relever pour le violoniste qui n’a que 16 ans à cette époque, mais il en faut plus pour le déconcerter et le virtuose s’en tire parfaitement
Peu après la création de ce concerto, le jeune Menuhin part en tournée et effectue son premier tour du monde. Au cours de la seule année 1935, il donne pas moins de 110 concerts dans 63 villes différentes.
Concerts avec sa soeur Hephzibah
Durant cette tournée, il est parfois accompagné par sa sœur Hephzibah, de quatre ans sa cadette, qui est pianiste.
Depuis 1934, Yehudi et Hephzibah forment un duo très équilibré. Leur tout premier disque sort en 1934 on y trouve notamment la sonate K 526 de Mozart, clin d’œil au compositeur qui lui aussi dans ses jeunes années se produisait volontiers en duo avec sa sœur.
La même année, les Menuhin frère et sœur donnent leur premier concert à Paris puis partent en tournée dans le monde entier. Ils resteront très unis jusqu’à la disparition d’Hephzibah en 1981.
Menuhin, chef d'orchestre
Yehudi Menuhin fait ses premiers pas de chef d'orchestre en 1942 lorsqu'il dirige l’orchestre symphonique de Dallas dans une répétition publique où l'on peut entendre le prélude des Meistersinger de Wagner. Un rêve d’enfant qu’il caresse depuis l’âge de 11 ans.
A compter de la fin des années 50, il se lance dans la carrière de chef et se produit dans un premier temps essentiellement dans le cadre des festivals dont il assure la fondation, à Gstaad et à Bath en Grande-Bretagne.
Très vite, il dirige des concerts partout dans le monde. Cette nouvelle activité accaparera de plus en plus l’artiste dans la dernière partie de sa carrière. Cela nous vaut des enregistrements de grande valeur des Neuf Symphonies de Beethoven, des Concertos brandebourgeois de Bach, du Messie de Haendel ou encore de l’Enlèvement au sérail de Mozart.
La musique de chambre
Certains musicographes ont écrit qu'à partir des années 50, le jeu et la technique du violoniste s’étaient quelque peu altérés. Son bras droit avait souffert des excès de concerts donnés dans des conditions difficiles pendant la guerre. Menuhin en avait conscience et en souffrait. Il s’investit alors avec passion dans des séances de musique de chambre.
Tout au long de sa carrière, il a joué sur un grand nombre d’instruments exceptionnels. La liste de ses violons témoigne cependant d’une préférence pour les violons de Guiseppe Guarneri, les fameux Guarnerius del Gesù.
Ses partenaires sont aussi exceptionnels, Pablo Casals, Pierre Fournier, Mstislav Rostropovich. Il affectionne tout particulièrement le répertoire des sonates qu’il explore notamment avec sa sœur Hepzibah. Et lorsqu’il ne joue pas avec elle, c’est au pianiste Wilhelm Kempf, l’un des plus grands interprètes de Beethoven, qu’il s’adresse.
Une grande ouverture d'esprit
En 1951, Yehudi Menuhin effectue un voyage en Inde et se lie d’amitié avec le Premier ministre indien Nehru. Tous les deux ont une passion commune pour le yoga
Jusque tard dans sa vie, le violoniste pratiquera intensément cette discipline et était même capable de prendre les postures les plus difficiles à un âge avancé. Il fera également la connaissance du célèbre Ravi Shankar avec qui il partage en 1967 un album intitulé "West Meets East".
Cette attitude témoigne d’une remarquable ouverture d’esprit qui trouvera son prolongement dans les rencontres que le violoniste fera également avec Stéphane Grappelli, célèbre musicien jazz avec qui il donne des concerts mémorables, ouvrant ainsi la voie aux rencontres cross over qui fleurissent aujourd’hui.
Chapitre 3
Menuhin et la Suisse
Keystone
Yehudi Menuhin et sa femme possédaient à Gstaad un chalet assez curieux qui répondait au nom de "Chankly Bore", en hommage à un poème d’Edward Lear que Yehudi et sa femme Diana aimaient beaucoup.
Un jour, le directeur de l’office du tourisme de Gstaad demande au célèbre musicien de trouver une façon de faire venir les gens à la montagne pendant l’été. C’est ainsi que naît le Festival de Gstaad en 1957. Menuhin y fait venir Britten et donne dans la petite église de la station des concerts mémorables. Même si sa résidence principale est à Londres, Yehudi vient régulièrement en Suisse et à Gstaad en particulier.
Lors du concert qui a marqué le 100e anniversaire de sa naissance en 2016, son petit-fils a pris la parole pour rappeler l’importance de Gstaad dans la carrière trépidante de son grand-père:
"Grand-père était très heureux ici. Sans doute venait-il chercher ici le calme et la tranquillité, même si sa conception du calme et de la tranquillité est différente de la vôtre ou de la mienne. Je me souviens d’un flot incessant de visiteurs, de fans, de musiciens de tout âge et de tous styles, de célébrités en train de répéter dans le salon de musique en vue des concerts du soir ou alors tous ensemble sur la pelouse dehors pour le seul plaisir de jouer ensemble".
Chapitre 4
Un artiste engagé
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Wilhelm Furtwängler
L'amitié entre Yehudi Menuhin et Wilhelm Furtwängler, compositeur et chef d'orchestre allemand, comptera parmi les plus fructueuses de l’histoire de l’interprétation. Elle ne durera que six ans seulement. Les deux artistes se produisent pour la première fois ensemble en août 1947 autour du Concerto de Brahms.
Trois semaines plus tard, ils se retrouvent pour enregistrer le Concerto de Beethoven. Après avoir joué, Menuhin était tellement ému qu’il n’aurait plus voulu jouer cette oeuvre avec un autre chef. Il s'ensuit dès lors des enregistrements de premier plan, comme le Concerto pour violon de Brahms, en 1949, de Bartók en 1953 et celui tout particulièrement symbolique de Felix Mendelssohn enregistré en 1952. Cette série de concertos est aujourd’hui considéré comme l'un des sommets de la carrière du violoniste. A la fin de sa vie, Menuhin déclare que Furtwängler avait été le chef d'orchestre qui l'avait le plus marqué.
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La réhabilitation de Furtwängler est l’une des causes pour lesquelles Yehudi Menuhin s’est particulièrement investi. Le chef d’orchestre allemand s’était compromis pendant la guerre. On lui a notamment reproché d’avoir servi la cause des nazis en dirigeant le Philharmonique de Berlin sous le régime d’Hitler.
Menuhin a été l’un des premiers à prendre sa défense, soutenant que le chef avait aidé les musiciens juifs pendant ces heures difficiles. Il a choqué bon nombre de ses amis juifs en étant le premier musicien d’un pays allié à jouer sous la direction du maestro à la fin des années 40 et au début des années 50. Ce soutien affiché au musicien allemand lui a valu bien des inimitiés, notamment de la part de certains de ses collègues violonistes ainsi que du monde musical américain.
Il a ainsi été boycotté pendant plusieurs années, par l’Orchestre symphonique de Chicago et par d’autres formations importantes d’outre-Atlantique. Mais le violoniste est resté inflexible.
Béla Bartók
Le célèbre violoniste appréciait beaucoup la musique du compositeur hongrois Béla Bartók, musique qui du vivant du compositeur n’était pas vraiment goûtée par les musiciens de l’époque. Menuhin a très vite compris le génie du compositeur et deviendra l’un de ses plus ardents défenseurs.
Dans les sombres années de guerre, Menuhin s’était rendu compte de la détresse dans laquelle vivait le compositeur lors de son exil en Amérique. Mais Bartók était alors trop fier pour demander de l’aide. Menuhin lui a donc passé commande d’une sonate pour violon seul, lui apportant ainsi une aide providentielle que le Hongrois accepta avec joie puisqu’elle s’adressait au créateur.
C’est ainsi qu’il compose à Asheville sa fameuse Sonate pour violon seul qu’il achève en mars 1944. L’œuvre est créée par le commanditaire le 26 novembre de la même année à New York. Menuhin en donne une interprétation unique, pleine de profondeur dans laquelle le geste rejoint le fond dans une symbiose quasi mystique.
Mstislav Rostropovich
On ne compte plus les interventions de Menuhin pour aider ses collègues. Après Bartók, le célèbre violoniste a également prêté main-forte à Mstislav Rostropovich. Le violoncelliste était pour Menuhin l’un de ses "Russes favoris", pour reprendre ses propres termes. Il voyait en lui un musicien extraordinaire dont il sentait instinctivement que la vision de la vie était proche de la sienne.
En 1974, Menuhin a dû se livrer à un chantage politique auprès du régime de Brejnev pour le persuader à autoriser le violoncelliste à quitter l’Union soviétique pour venir jouer en Occident. Rostropvoch était accusé par le gouvernement soviétique d’avoir apporté son soutien au prix Nobel de littérature Soljenitsyne.
Menuhin sortit vainqueur de ce conflit en obtenant que Rostropovitch puisse venir librement à Paris en janvier 1974, pour un concert organisé par l’Unesco. Hélas, il ne put éviter que son ami soit privé, quelque temps plus tard, de sa nationalité.
Les deux artistes ont aussi enregistré une version inestimable du double concerto pour violon, violoncelle et orchestre de Johannes Brahms.
Dans le premier mouvement, le phrasé de Rostropovich atteint parfois au-delà de la simple éloquence la sphère de l’inspiration. Il connaît l’œuvre sur le bout du doigt et peut introduire à son gré de petites touches de lumière et d’ombre. Menuhin est prêt à suivre son partenaire jusqu’au bout. En fait, le texte musical devient secondaire par rapport à l’immédiateté de l’expression. Une de ces versions de légende dont on ne peut que prendre le temps de savourer chaque note.
Miguel Angel Estrella
On ne saurait parler de l’engagement de Menuhin sans évoquer son intervention en faveur du Miguel Angel Estrella.
Le pianiste argentin était persécuté dans son pays par la junte militaire. Détenu en Uruguay, il continuait de jouer du piano dans sa cellule avec un clavier muet. Il a pu finalement être libéré en 1980 grâce à la pression internationale, pression exercée notamment par Yehudi Menuhin, Nadia Boulanger qui avait été son professeur à Paris et Henri Dutilleux.
Au fil des années, la dimension humaniste de la personnalité de Menuhin a pris une dimension universelle. Il est devenu en quelque sorte "un citoyen du monde".
En 1992, il a été nommé Ambassadeur de bonne volonté par l’Unesco. L’année suivante, il est anobli par la Reine d’Angleterre et devient Lord Yehudi Menuhin.
Relations ambivalentes avec Israël
En dépit de la grande notoriété dont bénéficie le musicien, il y a eu des polémiques à propos de son attitude face aux conflits du Moyen-Orient. D’origine juive, Yehudi Menuhin ne pouvait rester insensible à la fondation de l’État d’Israël en 1948 et ne tarde pas à donner des concerts dans ce pays. Mais son soutien à Furtwängler lui a valu de nombreux malentendus notamment dans les différents milieux juifs américains et israéliens.
Après la guerre des Six Jours, Menuhin se montre réservé quant à l’occupation de la Cisjordanie et ses relations avec Israël deviennent ambivalentes.
Au lendemain du Traité de paix signé entre l’Egypte et Israël le 26 mars 1979, à la suite des Accords de Camp David, Menuhin se rend à Jérusalem, au Mur des Lamentations, avec son violon et couvert d’une kippa, il y interprète quelques fragments d’une Partita de Bach.
Geste symbolique que renouvellera, dix années plus tard, son ami Rostropovitch, lors de la chute du Mur de Berlin.
Chapitre 5
L'héritage de Yehudi Menuhin
INA/AFP - Georges Galmiche
Les interprétations de Yehudi Menuhin étaient tantôt enflammées, tantôt austères, mais ne départissaient jamais d’une vie intense et d’une profondeur indiscutable.
Menuhin donnait toujours l’impression à ceux qui l’écoutaient de leur parler personnellement, de cœur à cœur. Il ne se contentait pas de jouer du violon. Il considérait la musique comme une sorte de prière. Il était convaincu que s’il jouait une partita de Bach à la perfection, il pouvait rendre le monde meilleur.
Son héritage est immense comme en témoignent aujourd’hui la vivacité de ce tout ce que ce visionnaire a créé, du festival de Gstaad au concours de violon pour jeunes artistes en passant par son école de violon pour jeunes prodiges ou encore le projet Live Music now.
Yehudi Menuhin s'éteint en 1999 à l’âge de 83 ans lors d’une tournée à Berlin. Il est enterré à Londres non loin de l’école qu’il a fondée.
Avec la clarté sereine de son chant, le violon aide à nous protéger de la tourmente, comme un phare dans la nuit, un compas dans la tempête, il nous montre le chemin vers un havre de sincérité et de respect...