En public c'était parfois très difficile. Dans la salle, il arrivait que personne ne dise rien, que seuls quelques timides applaudissements ponctuent les chansons de Boris Vian. Qui ne semblait pas destiné à la scène. Malade de trac avant d'apparaître en public.
Mais le répertoire de plus de 500 chansons qu'aura données Boris Vian sera chanté par des dizaines d'interprètes: Nana Mouskouri, Serge Reggiani, les Frères Jacques, Maurice Chevalier, Henri Salvador, et bien sûr Magali Noël.
Magali Noël, actrice avant d'être chanteuse, mais dotée d'un punch et d'un swing exceptionnel quand elle se met à chanter… C'est elle l'interprète de référence du cultissime "Fais-moi mal, Johnny". Une chanson que sans doute on ne s'autoriserait pas à écrire et à diffuser aujourd'hui, inspirée à Vian, peut-être, par les histoires qu'il entendait en rentrant tard dans les quartiers des prostituées, "les Ravissantes", comme il les appelait.
Vian, passeur de jazz
Elevé dans une famille très aisée, avec une maman fan de musique classique (elle joue les compositeurs français de son temps, Debussy, Ravel, sur son piano) et d'opéra (si Boris s'appelle Boris, c'est une allusion à l'opéra "Boris Godounov" de Moussorgsky), Vian se tournera musicalement surtout vers le jazz, émergeant et rebelle, et la chanson, même s'il signe quelques livrets d'opéra.
Dans le jazz, il sera un peu trompettiste, et surtout passeur, défendant et discutant dans des articles aujourd'hui encore étonnants d'actualité et d'énergie cette musique et ses musiciens, Duke Ellington en tête, avec une sensibilité aiguë aux préjugés raciaux qui l'entourent. Vian s'élève à la fois contre le racisme anti-noir et le préjugé anti-blanc très présent dans le jazz à ce moment.
Des chansons loufoques et décalées
Quant à ses chansons, Vian les compose assis dans son canapé. Il fait sonner quelques mots autour d'un sujet quelconque, parfois en lien avec l'actualité politique ou les menaces militaires, souvent dans un esprit loufoque, décalé. Et sa guitare-lyre n'est pas loin, il l'attrape par moments. Il esquisse la mélodie, en scandant le texte. Mais il ne se considère pas comme un compositeur.
Porté par un goût de la musique savante, pointue, Boris Vian privilégie les arrangements raffinés, surprenants, inventifs, et confie les arrangements à ses complices, comme Alain Goraguer, son pianiste, qui sera aussi pianiste et arrangeur de Serge Gainsbourg, Juliette Gréco et bien d'autres.
Francesco Biamonte, d'après les propos de Nicole Bertolt, Marie-Claude Cudry et Yvan Ischer
Adaptation web: ld
"Boris Vian – En avant la musique", Exposition de la Fondation Michalski, Montricher, jusqu'au 2 septembre.
"Le Déserteur", une chanson de Vian au destin exceptionnel
Nous sommes en 1954, année qui verra commencer la Guerre d'Algérie. Cette défense de la désertion comme acte civique est pratiquement impensable dans le contexte politique et social de l'époque. Et tout le monde refuse de la chanter. Sauf Marcel Mouloudji, l'ami de Boris Vian, mi-kabyle mi-français. A l'automne 1954, Mouloudji propose à Vian de chanter cette chanson à l'Olympia. Mais il faudra en changer quelques lignes. Le début en particulier: "Monsieur le Président, je vous fais une lettre...". Mouloudji et Vian trouvent un début un peu adouci: "Messieurs, qu'on nomme grands, je vous fais une lettre…". Et puis la fin. La fin qui sera enregistrée n'est pas l'originale. "Si vous me poursuivez, prévenez vos gendarmes que je n'aurai pas d'arme et qu'ils pourront tirer". Voilà la fin que l'on connaît. Mais le manuscrit porte cette conclusion bien plus violente: "Si vous me poursuivez, prévenez vos gendarmes que j'emporte des armes et que je sais tirer".
Même modifiée, la chanson provoque un tollé. Une grande partie de la population est du côté de Vian et Mouloudji. Mais des militaires se présentent aux concerts, poussent des huées, lèvent le poing, et vont jusqu'à monter sur scène, empoigner Vian et tenter de le faire basculer. Vian ne se laisse pas faire, son pianiste Alain Goraguer encourage son copain et trouve sa résistance excellente.
>> A voir, la chanson "Le Déserteur" interprétée par Mouloudji:
Boris Vian dira plus tard que la différence entre ces deux fins n'est pas si importante. De toutes les manières, si on envoie des gendarmes, le sang coulera. Qu'importe quel sang. Boris Vian, stupéfait que des humains puissent tuer d'autres humains, le dira autrement ailleurs, lui qui avait épousé en deuxièmes noces Ursula Kubler, une native de Zurich: il citera la Suisse en exemple, et son armée de civils. Car la seule guerre qu'il comprenne, c'est celle que l'on fait pour se défendre, celle qui vous est imposée par les faits.