Les premières scènes donnent le ton. Une femme en uniforme et pied bot enseigne aux jeunes filles l'art de comprendre leurs époux, même quand ils les frappent. "Parce qu'ils veulent vous apprendre quelque chose". On est à Madrid, dans les années 1950. Franco règne en maître et la morale patriarcale ne se discute pas.
Huit épisodes de 30 minutes
Racontée ainsi, la scène est dramatique, d'autant qu'elle est en noir et blanc - comme d'ailleurs toute la série. Et pourtant, allez savoir pourquoi, elle est déjà jubilatoire. Le générique pop et alerte confirme la truculence de "Arde Madrid", de et avec Paco Leon, primée meilleure fiction européenne 2019 au festival de la Rochelle. Cette série de 8 épisodes de 30 minutes est à découvrir dans son intégralité sur RTS Play (pas de diffusion antenne).
L'enseignante du début, Ana Mari (Inma Cuesta), franquiste convaincue, se voit confier une mission exceptionnelle: devenir la femme de ménage de l'actrice rebelle et hollywoodienne Ava Gardner (Debi Mazar). Son mandat? Espionner la vie dissolue de la star et ses fréquentations jugées dangereuses et communistes. Pour ce faire, Ana Mari est affublée d'un faux mari, Manolo (Paco Leon), escroc à la petite semaine employé comme chauffeur.
Ava Gardner comme pivot
Enorme succès en Espagne au moment de sa diffusion, "Arde Madrid" explore, sur le mode de la comédie, la période franquiste des années 1950, en jouant sur un ressort scénaristique authentique: Ava Gardner, amoureuse de l'Espagne, s'était bien installée à Madrid en 1954 pour quelques années. L'idée est ingénieuse puisqu'elle permet de souffler en même temps le chaud et le froid. Généreuse et glamour, la série ose à peu près tout. En tout cas, elle fait l'unanimité auprès des trois critiques de "Vertigo".
C'est une série qui ne ressemble à rien. D'abord, elle est en noir et blanc, ensuite elle est totalement décomplexée, libératrice et fraîche. L'intrigue est secondaire, "Arde Madrid" est surtout un terrain de jeu jouissif, avec des situations extravagantes et des acteurs exceptionnels. C'est aussi une satire très féministe sur le désir.
On ne peut s'empêcher de penser à l'Almodovar des débuts en regardant "Arde Madrid", avec son lot de situations absurdes, ses exagérations hispaniques, sa liberté sexuelle, ses caméos pop (même en noir et blanc) et sa mise en avant des désirs de femmes. Mais la série possède une autre qualité, proprement almodovarienne, elle magnifie ses acteurs, les rend beaux même quand ils sont ingrats, désirables même quand ils font tout pour ne pas l'être.
Tous les personnages sont touchants, dignes d'intérêt, bien servis par le scénario et cette pellicule en noir et blanc, très ardente. J'adore cette manière de revisiter le passé avec audace et cet humour grinçant pour percer les arcanes de tous les pouvoirs.
Chronique du franquisme ordinaire autant que biopic fantaisiste consacré aux années madrilènes d'Ava Gardner, "Arde Madrid" doit aussi sa truculence aux seconds rôles. On pense par exemple à la pauvre aide de ménage qui consulte les grenouilles pour savoir si elle est enceinte ou au personnage d'Isabel Perón, qui succéda à Eva. Au lieu d'être la première dame d'Argentine, elle doit supporter son mari, le général Perón en exil, et les fêtes bruyantes de l'extravagante star hollywoodienne. Le couple et leur caniche forment comme un running gag.
La série joue habilement des contrastes: le rock et le flamenco, la surveillance et la liberté, le luxe hollywoodien et l'âpreté franquiste, la libertaire Ava Gardner et la rigide Ana Mari, mais sans jamais les opposer de manière irréductible; la frontière peut même se révéler très poreuse. Cette fluidité des genres est désormais la signature des productions hispaniques.
Le formalisme du noir et blanc est comme la métaphore du carcan franquiste. La série s'emploie à montrer comment exercer sa liberté et son désir dans un contexte rigide, à mettre de la couleur, de la fantaisie et de la vie dans ce noir et blanc austère.
Marie-Claude Martin