Ils se flairent. Ils se jaugent. Ils tentent des manœuvres d’approche avec la méfiance de ceux qui redoutent un retour de bâton. Ces deux-là ne se sont jamais aimés. Se sont-ils d’ailleurs vraiment connus par le passé? Ça fait un bail qu’ils ne se sont pas vus. "D’eux" parle de ça: de leurs retrouvailles qui n’en sont pas.
Signé Rémi De Vos et écrit tout exprès pour le metteur en scène Joan Mompart, "D’eux" parle d’eux. Antoine Courvoisier incarne le frère écrivain. Qui habite la campagne, retape tant bien que mal sa vieille maison, vivote de travaux publicitaires, jardine, roule en vélo et invente des proverbes à la chaîne. David Gobet campe le frère businessman. Qui revient d’Asie où il aura tout connu, des bordels les plus débauchés à la rédemption chrétienne via le mariage, assurément riche et désormais porté par sa foi avec une assurance trop affichée pour être honnête.
Une comédie grinçante
"D’eux" est une comédie. La plus grinçante des comédies. Derrière les piques et le rire du public, il y a ce ratage absolu des relations familiales. Cet échec tellement patent à maintenir du lien qu’il en devient ridicule et dès lors très drôle. Au fond, ces deux-là n’ont strictement rien à se dire et il leur faut une bonne heure pour en venir à ce constat: ils se sont toujours détestés et n’ont jamais cessé d’être rivaux. Chacun porte la même ombre, la même croix: ce troisième frère, le frère idéal, dont ils se sont disputés naguère les faveurs.
Au-delà de son sujet familial et son contexte, semble-t-il autofictionnel, ce texte du dramaturge français Rémi De Vos laboure habilement un deuxième champ de bataille. Celui qui oppose aujourd'hui, comme demain, les tenant-e-s d’une société tournée vers la réussite sociale et la richesse (religion protestante et capitalisme forment un couple solide, expliquait le vieux Max Weber) et celles et ceux qui rêvent d’un monde différent (pas de retour à l’anormal, pourrait clamer la jeune Greta Thunberg). Manichéen? Pas vraiment. Chaque frère possède ses failles et ses blessures. Et cette comédie implacablement ficelée et formidablement jouée par le duo Courvoisier-Gobet tient finalement du drame. Celui de l’irréconciliable et de l’inconsolable. Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, disait le Danois Stig Dagerman qui en connaissait un rayon sur la question.
"D’eux" se joue en plein air grâce à la Fondation Bodmer, qui a mis à disposition son jardin au service de son voisin, le Théâtre du Crève-Cœur, dont la salle lilliputienne ne pouvait décemment pas accueillir assez de spectateurs, normes sanitaires obligent. Le plein air a ses risques (notamment la pluie ou le froid), bravez-les avec une couverture, "D’eux" vaut le déplacement.
Thierry Sartoretti/mh
"D’eux" se joue sous l’égide du Théâtre du Crève-Cœur. Renseignements météo et réservations: lecrevecoeur.ch.