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Milo Rau fait du théâtre sur un champ de ruines à Mossoul en Irak

Une scène du spectacle "Orestes in Mosul" de Milo Rau. [Fred Debrock]
Le théâtre renaît à Mossoul / Vertigo / 8 min. / le 23 avril 2019
Pari fou, pari gagné, par le metteur en scène bernois Milo Rau: monter une tragédie à Mossoul en Irak. Jouée actuellement au Théâtre belge NT Gent, "Orestie à Mossoul" sera visible la saison prochaine à Vidy-Lausanne. Un événement.

A Mossoul, c'est le premier spectacle depuis au moins seize ans. Il a eu lieu le 27 mars dernier dans un petit centre culturel miraculeusement rénové. Ne cherchez pas une salle de théâtre dans cette ville irakienne autrefois prospère et peuplée de 1,8 million d'habitants. Tout ce qui pouvait se tenir debout a été rasé, bombardé, explosé. La partie de la ville à l'Ouest du Tigre, la vieille ville, n'est qu'un amas de ruines.

Mossoul a connu la guerre avec les Américains, la chute du dictateur Saddam Hussein, le chaos d'attentats et de guerre civile qui a suivi, puis la prise de la cité par les islamistes de Daech, la bataille de Mossoul qui a duré deux ans et enfin cette période actuelle d'incertitudes où reconstruction rime avec corruption, sans parler des luttes larvées entre les diverses milices qui tiennent les quartiers périphériques de Mossoul.

Du théâtre en zone de conflit

"Au check point, lorsque vous déclarez que vous êtes artiste, vous pouvez passer. Annoncez-vous comme journaliste et c'est terminé". La boutade passe sur toutes les difficultés et les risques pris par le metteur en scène et son équipe. Les zones de conflit, Milo Rau les connaît pour avoir créé son un précédent spectacle - "Empire" - du côté du Kurdistan irakien et mené des projets au Nord de la République démocratique du Congo.

>> A lire, un article sur le spectacle "Empire" : Avec "Empire", Milo Rau clôt sa trilogie sur l'Europe

Milo Rau dirige aujourd'hui le théâtre national de Gand, en Belgique flamande. Sa venue à la tête de cette institution s'est accompagnée d'un manifeste en dix points. Point neuf: "Au moins une production par saison doit être répétée ou présentée dans une zone de conflit ou de guerre, sans aucune infrastructure". Si vous cherchez un aimable théâtre de divertissement bourgeois, passez votre chemin. Si vous préférez une création politiquement engagée et en prise avec la réalité du Monde, vous êtes à la bonne adresse.

Des thèmes qui parlent aux Irakiens

A Mossoul, les amateurs de culture ont pu découvrir l'Orestie du Grec Eschyle. Une pièce antique dans une ville – Ninive – qui fut importante bien avant la civilisation hellène. L'Orestie se déroule au lendemain de la Guerre de Troie. Il y est question d'actes barbares, de crimes, de vengeance, de pardon et d'invention de la démocratie. Des thèmes qui parlent aux Irakiens dans une ville où 2000 membres de l'Etat islamique se cacheraient encore alors que les autres survivants liés à Daech - femmes, enfants, vieillards - s'entassent dans des camps misérables en attendant leur sort.

Une scène du spectacle "Orestes in Mosul" de Milo Rau, avec une troupe qui mélange comédiens européens et arabes. [Fred Debrock]
Une scène du spectacle "Orestes in Mosul" de Milo Rau, avec une troupe qui mélange comédiens européens et arabes. [Fred Debrock]

Comment jouer une tragédie dans une société musulmane conservatrice marquée par la guerre? "Interpréter des meurtres, des exécutions, n'a posé aucun problème aux comédiens irakiens. Les tabous étaient ailleurs: une comédienne ne pouvait pas toucher un comédien et une scène de baiser entre deux hommes était inimaginable. Même après Daech, l'homosexualité reste un pêché puni de mort". Cette scène de tendresse entre Oreste et son camarade Pylade, Milo Rau l'a filmée sur le toit du centre commercial d'où les bourreaux de Daech jetaient les homosexuels. Par mesure de précaution aucune image n'a filtré en Irak. La scène est désormais jouée tous les soirs à Gand par les comédiens gays baltes et irakiens qui interprètent les deux personnages alors que sur un écran posé en fond de scène, le chœur antique interprété lui aussi par des Irakiens affiche son désaccord.

A Mossoul, le théâtre réaliste à l'européenne ne va pas de soi; le metteur en scène savait qu'il devrait faire des compromis, composer avec les circonstances sur ce terrain meurtri par la guerre et la haine.

Redonner du sens à la tragédie théâtrale

Lors de la première européenne de "L'Orestie à Mossoul", le 17 avril dernier au NT Gent, le public enthousiaste a pu être surpris par la retenue et la dignité de cette interprétation. Ni torrents de sang ni fleuve de boue dans cette tragédie grecque contrairement à certaines "traditions" flamandes (cf. les metteurs en scène Luke Perceval, Jan Fabre…). Plutôt un dialogue entre artistes occidentaux et orientaux sur la justice, le pouvoir du théâtre et la représentation de l'Histoire.

Une scène du spectacle "Orestes in Mosul" de Milo Rau. [Fred Debrock]
Une scène du spectacle "Orestes in Mosul" de Milo Rau. [Fred Debrock]

En créant son "Orestie" à Mossoul, Milo Rau n'a pas seulement contribué à la renaissance de la culture irakienne d'après-guerre, il redonne aussi du sens à la tragédie, cette forme théâtrale, que l'on regarde trop souvent comme du théâtre classique un peu compassé.

"L'Orestie à Mossoul" sera à l'affiche de Vidy-Lausanne la saison prochaine. Quant à Milo Rau, il repart bientôt en Irak pour tourner un film "afin de poursuivre un dialogue, d'aider les artistes sur place et développer de vrais liens entre cette ville incroyable et l'Europe occidentale".

Thierry Sartoretti/ld

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Le manifeste de Gand

A son arrivée à la direction artistique du Théâtre national de Gand (le NT Gent), Milo Rau et son équipe ont publié le "Manifest van Gent". But avouer: sortir le théâtre de sa zone de confort et le remettre au contact des réalités de la société d'aujourd'hui. Depuis, Milo Rau a ainsi consacré une pièce au meurtre homophone et raciste d'Ihsane Jarfi à Liège en 2012. Sur scène des comédiens professionnels jouaient avec des habitants de Liège qui avait connu les protagonistes de ce crime. Voici ce que dit le manifeste:

1. Il ne s'agit plus seulement de représenter le monde. Il s'agit de le changer. Le but n'est pas de représenter le réel, mais bien de rendre la représentation réelle.

2. Le théâtre n'est pas un produit, c'est un processus de production. La recherche, les castings, les répétitions et les débats connexes doivent être accessibles au public.

3. La paternité du projet incombe entièrement à ceux qui participent aux répétitions et aux représentations, quelle que soit leur fonction – et à personne d'autre.

4. L'adaptation littérale des classiques sur scène est interdite. Si un texte – qu'il émane d'un livre, d'un film ou d'une pièce de théâtre – est utilisé, il ne peut dépasser plus de vingt pour cent de la durée de la représentation.

5. Au moins un quart du temps des répétitions doit se dérouler hors d'un espace théâtral, sachant que l'on entend par espace théâtral tout lieu dans lequel une pièce de théâtre a déjà été répétée ou jouée.

6. Au moins deux langues différentes doivent être parlées sur scène dans chaque production.

7. Au moins deux des acteurs sur scène ne peuvent pas être des acteurs professionnels. Les animaux ne comptent pas, mais ils sont les bienvenus.

8. Le volume total du décor ne doit pas dépasser vingt mètres cubes, c'est-à-dire pouvoir être transportable dans une camionnette de déménagement conduite avec un permis de conduire normal.

9. Au moins une production par saison doit être répétée ou présentée dans une zone de conflit ou de guerre, sans aucune infrastructure culturelle.

10. Chaque production doit avoir été montrée dans minimum dix lieux répartis dans trois pays au moins. Aucune production ne pourra quitter le répertoire de NTGent avant d'avoir atteint ce nombre.

Gand, le 1er mai 2018