Une humiliation et des vomissements. Voilà ses premiers souvenirs. La mémoire n’est pas tendre. Ce vers de terre avalé pour un pari et cette soupe qui ne passait pas. Ingmar Bergman se tient devant nous. Il a les traits et la voix du comédien Fabien Coquil qui habite d’une présence forte et intense cette "Laterna Magica". Nous écoutons l’autobiographie du grand cinéaste suédois où la réalité se bagarre parfois contre des fantômes.
Avec son pull-over à tacons, ses pantalons bruns et sa mine de grand enfant sage un peu trop pâle, Coquil-Bergman donne à son technicien Ilya Levin des indications de mise en scène sur le grand plateau vide et noir du Théâtre Forum-Meyrin: une chaise par-là, une plante verte de ce côté, plus près la lumière…
La scène pour capter l'attention de sa mère
Bergman, metteur en scène. De théâtre et ceci très tôt, longtemps et passionnément, tout en menant sa carrière de réalisateur de cinéma. Metteur en scène de sa propre vie aussi, lui qui déclare être devenu menteur et acteur pour capter l’attention de sa mère et tenter ainsi se distinguer de son frère (qui l’écrasait) et de sa sœur (qu’il a tenté d’assassiner peu après sa naissance).
Bergman en double de Dorian Rossel. En adaptant au théâtre ce texte empli de clés, d’introspection et de mise en abîme, le metteur en scène romand s’interroge aussi sur son métier et sa part d’ombres. Les ombres, la scène en est d’ailleurs envahie. Un grand drap blanc et un simple projecteur grandissent jusqu’à la rendre monstrueuse, la silhouette du petit Ingmar qui rêve de cinéma, enfermé, puni, dans une armoire où, lui dit-on, des petits êtres vont lui ronger les doigts de pied.
Des violences et des tourments stupéfiants
Derrière cette large voile passe une silhouette: Madame Bergman, alias Delphine Lanza, qui interprète les différents personnages qui croisent le réalisateur. Madame Bergman mal mariée au pasteur Bergman qui tente, à coup de taloches sur ses enfants et sa femme, de faire entrer la complexité de la vie dans sa propre conception rigoriste et simpliste de l’existence.
De la vie de Bergman, le metteur en scène tisse un fil narratif où le rapport aux parents, à la maladie, à la mort et à l’amour forme la trame fine de cette "Laterna Magica" aux allures de rêve éveillé ou de mystère nocturne. Il y a beaucoup de noir et blanc sur cette scène, manière de rappeler l’émoi de Bergman enfant pour ce cinématographe reçu par son frère un soir de Noël. Spectateur, on se laisse emporter par le récit, stupéfait parfois devant cette violence ou ces tourments d’un autre siècle, notamment quand Bergman évoque son séjour dans la ville allemande de Weimar en pleine folie collective nazie.
Dans le labyrinthe des souvenirs de Bergman
La compagnie STT de Dorian Rossel aime à se frotter à des œuvres non théâtrales. Une BD ("Quartier lointain"), un roman ("Oblomov"), un film de fiction ("Le Dernier Métro" notamment) ou encore un documentaire ("Une femme sans histoire"). A chaque projet, la forme s’adapte au fond. Ici, le récit s’accompagne d’une mise en scène à la sobriété symbolique et astucieuse. Quelques panneaux de bois, des fils, une lampe et voici Ingmar Bergman errant dans le labyrinthe de ses souvenirs. On l’accompagne sans hésiter.
Thierry Sartoretti/mp
"Laterna Magica", au Théâtre Forum Meyrin jusqu’au 4 mai. Du 5 au 23 juillet au Festival d’Avignon.