Quelque 220'000 albanophones habitent en Suisse. Aujourd'hui, c'est la troisième communauté étrangère en termes de population. Juste après les Italiens et les Portugais. La grande majorité (150'000) ont leurs racines au Kosovo et quelque 70'000 autres proviennent de Macédoine, d'Albanie et d'autres pays balkaniques comptant des minorités albanophones.
Que savons-nous d'eux? Rien ou presque. Un goût masculin pour les grosses cylindrées, une aptitude au football qui fait les beaux jours de notre équipe nationale. Une fierté patriotique qui peut conduire à des excès nationalistes sur la pelouse d'un stade. Un lien fort avec la Suisse qui se traduit par l'adoption de nombreux symboles helvétiques, notamment en terre kosovare. Leur culture? On citera la chanteuse Rita Ora, l'écrivain Ismaïl Kadaré, Nobel potentiel depuis des lustres et… la liste s'arrête là.
Les derniers arrivants, donc les plus méconnus
Il y a sans doute une forme de méfiance dans cette absence de connaissance sur la communauté albanaise. Ce sont les derniers arrivants, bien moins intégrés que les Italiens, les Français, les Portugais ou les Espagnols. Oui, la plupart d'entre eux sont musulmans, comme les Turcs. Pas toujours pratiquants d'ailleurs. Oui, leur mode de vie très centré sur la famille et l'esprit de clan freine peut-être la mixité avec le reste de la population, mais cela changera.
Bien sûr, il y a aussi eu la guerre, celle du Kosovo en 1999. Une autre raison possible à notre manque de connaissance de la culture albanaise tient sans doute au tourisme. Ou plutôt à son absence. Jusqu'en 1991, l'Albanie était un pays verrouillé. Et le Kosovo une région en état de siège. Qui d'entre nous y serait allé pour y visiter musées, lieux touristiques, plages ou montagnes?
Une culture devenue invisible en raison du flot migratoire
"Lorsque 20'000 Albanais ont pris d'assaut le cargo sucrier Vlora le 7 août 1991, forçant le capitaine à les emmener de Durrës à Bari, ils n'ont pas seulement traversé l'Adriatique. Ils ont voyagé dans le temps, passé directement des années 50 aux années 90. L'Albanie était si fermée, hors du temps". Dans son spectacle "I'm here for the money", le musicien et performeur Glen Caci se souvient de ce moment clé. Il avait alors dix ans et vivait dans un faubourg de Tirana:
Les gens prenaient d’assaut les ambassades étrangères dans l’espoir d’un visa. C’était la fuite générale: nous étions si assoiffés de liberté.
Près de trente ans plus tard, Glen Caci voit cet événement historique avec plus de nuances: "Nous étions pauvres, mais nous ne manquions de rien. Et surtout nous avions de la culture." Cette culture est devenue invisible: emportée par le flot migratoire et l'image de milliers d'Albanais réduit à une immense masse de travailleurs.
Au Théâtre Arsenic de Lausanne, Glen Caci revisitait deux soirs durant avec humour et distance l'histoire moderne de son pays à travers son propre parcours. D'abord immigré en Italie et finalement installé à Lausanne. Artiste, oui, mais aussi employé dans des restaurants, car il faut bien vivre. "I'm here for the money" est à la fois un concert, un spectacle de danse, des projections de films d'archives et un dialogue. Glen Caci se fait interviewer par un ami danseur, Krassen Kastev, lequel est.. bulgare. Et le misch-masch balkanique de se répondre, de se démêler et de s'éclairer avec beaucoup de malice.
Les spectacles à ne pas manquer
Lausanne-Méditerranées, c'est un festival qui donne le goût de la culture albanaise. A travers la cuisine, le chant (la venue de Edo Reshitaj à Vidy le 4 octobre), le cinéma ("Slogans" une satire politique signée Gjergj Xhuvani, le 2 octobre à la Cinémathèque suisse) et surtout le théâtre. Un théâtre qui a le goût de l'ironie cinglante et de l'humour absurde. Sans doute un héritage des stratégies de survie en terre communiste.
Allez découvrir "Peer Gynt du Kosovo" du duo Agon Myftari et Jeton Neziraj, une transposition de la farce de Henrik Ibsen (du 3 au 5 octobre à Vidy) et ne manquez pas cette pièce qui a d'ores et déjà gagné la médaille du titre le plus long de l'année: "Une pièce avec quatre acteurs et des cochons et des vaches et des chevaux et un Premier ministre et une vache Milka et des inspecteurs locaux et internationaux." Blerta Neziraj et Jeton Neziraj se demandent si, avec le Brexit, le Kosovo n'aurait pas un siège à récupérer dans l'Union européenne… C'est à l'affiche du Théâtre Vidy-Lausanne du 3 au 5 octobre.
Et si la curiosité vous titille, écoutez le CD de poésie et de littérature du collectif Bern ist überall. Cela s'appelle "Kosovë is everywhere". On y découvre de magnifiques chassés-croisés pleins d'humour entre écrivains d'ici et de là-bas. Une perle.
Thierry Sartoretti/mcm
Le festival Lausanne-Méditerranées se tient jusqu’au 5 octobre en divers lieux.