Le théâtre peut être magique. Passez une porte, vous changez de continent. Asseyez-vous dans un fauteuil et vous voici projeté très loin de chez vous. Le déplacement peut être géographique ou psychique.
La lumière s’éteint, vous voici happé par une histoire qui vous prend aux tripes. Oui, le cinéma peut produire les mêmes effets. Sauf que là, au théâtre, vous avez des êtres humains devant vous, en chair et en os, venus de l’autre bout de la planète pour vous adresser la parole.
D'autres manières de jouer et de penser le théâtre
A Lyon, le Festival "Sens Interdits" accueille 22 spectacles provenant de 15 pays différents. Tous les deux ans, la métropole rhodanienne devient Tour de Babel, carrefour des langues, des cultures, des opinions et ça fait du bien.
On y découvre d’autres manières de jouer et de penser le théâtre. On y voit surtout un théâtre en prise avec le réel. Un théâtre qui n’est pas là pour distraire, mais pour informer, faire réfléchir voire bousculer. Cela peut passer par le rire comme par l’effroi.
C’est du théâtre vivant, d’aujourd’hui, qui a su captiver à Lyon un public jeune et cosmopolite qui se presse aux spectacles, aux rencontres et aux débats proposés par ce formidable festival situé à deux pas de la Suisse.
Tour de la planète
Quelques spectacles vus en 24 heures. "Tijuana", création mexicaine de l’acteur Gabino Rodriguez, raconte la vie en usine à deux pas de la frontière américaine et la brutalité d’un bidonville où sécurité et "justice" se règlent entre habitants. Le spectacle n’est plus à l’affiche, mais par chance, le théâtre de Vidy-Lausanne le programmera du 7 au 10 novembre prochain. "Baños Roma", mexicain lui aussi, mise en scène de José A. Vargas, parle boxe et violence des gangs dans la riante ville de Juarez.
"Chronique d’une ville qu’on croyait connaître", signé Wael Kadour nous emmène sur les toits de Damas. Le printemps arabe vient d’y débuter, l’espoir est là, mais comment conjuguer l’amour au féminin dans un chaos pareil? "Ma Petite Antarctique", de la formidable troupe russe de Komsomolsk-sur-Amour, le Teatr Knam, questionne l’héritage stalinien de l’Union soviétique au travers du conte de la Reine des neiges. Pourquoi les Russes ont-ils si souvent un cœur de glace?
Russe également, "Constitution" de l’Académique de théâtre de Perm, confronte les textes officiels, aussi généreux qu’humanistes, avec la réalité soviétique et aujourd’hui russe sous la présidence de Poutine. "Henrietta Lacks" de la Polonaise Anna Smolar raconte un aspect ambigu de la recherche biomédicale tout en dansant des claquettes. Ecrit par la journaliste reporter Florence Aubenas, "Le Quai de Ouistreham" se plonge dans le monde invisible, des techniciennes de surfaces, alias les préposées au nettoyage industriel.
Vous avez le tournis? On ne ressort pas indemne d’un tour de planète aussi puissant et aussi rapide. Des spectacles marquants qui mériteraient une vie plus longue que le temps d’un festival. "Sens Interdits" l’a compris: la manifestation diffuse désormais certains spectacles dans toute la France et au-delà.
19 lieux disséminés dans la ville
Au festival "Sens Interdits", on entend beaucoup de langues différentes sur les plateaux mais aussi dans le public. Il fallait entendre à Lyon, Théâtre du Point du Jour, les nombreux shukran, "merci" à la fin du spectacle syrien qui parlait d’homosexualité féminine et de suicide, deux sujets rarement abordés dans la culture arabo-musulmane.
19 lieux disséminés dans toute la ville, du théâtre le plus établi à des salles plus périphériques, accueillent les propositions détonantes du directeur Patrick Penot et de ses équipes de "Sens Interdits". Et les programmateurs, notamment suisses, ne manquent plus ce rendez-vous théâtral aussi engagé que volontariste. Preuve que le théâtre reste un moyen fabuleux pour raconter notre monde.
Thierry Sartoretti/aq
Festival Sens Interdits, jusqu’au 27 octobre 2019, Lyon