Une caisse à outils, trois palettes, deux pneus, des chiffons et ce vélomoteur Bravo rouge vif. Nous sommes chez Marivaux et… dans l'improbable garage du valet Frontin (incarné par Jean-Pierre Gos). Derrière des panneaux assez vilains, on devine un bois de bouleaux hivernal. Quelques portes permettent le va-et-vient des personnages au fil des actes.
Le français, fleuri, date de 1724, l'année de création de cette pièce à Paris par un Marivaux tout juste veuf, ruiné par un scandale financier et dès lors auteur de théâtre à plein temps. Le contexte imaginé par le metteur en scène Jean Liermier est plus flou: à jauger costumes, accessoires et décors, nous voici dans un 20e siècle qui sautille des atmosphères début de siècle russe chères à Tchekhov aux années 1980. Cela donne aux valets des airs de moujiks et à Madame La Comtesse (Brigitte Rosset) un maintien digne de la Baronne de Rothschild, toujours soucieuse de bienséance et d'étiquette.
Marivaux avec un ton d'aujourd'hui
L'histoire en deux mots: un sinistre prédateur, Lélio, (Baptiste Gilliéron, parfait en coq à longue mèche) court deux femmes à la fois afin de se ménager un maximum de revenu. L'affaire est embrouillée: il faut d'abord rompre avec la comtesse et que la décision soit du fait de Madame pour ne pas perdre un arrangement financier. Il faut ensuite séduire une certaine Mademoiselle de Paris, largement plus fortunée, et le tour est joué.
Il manque à Lélio un allié, un complice: ce sera le chevalier, chargé de séduire la comtesse pour mieux la perdre. Sauf que le chevalier n'est autre que… Mademoiselle (Rébecca Balestra) portant costard, postiche et moustache, afin d'enquêter sur ce Lélio à la sinistre réputation. Le jeu de séduction, de chantage et fourberies peut s'installer. Il touche les maîtres comme les valets (Pierre Dubey en ivrogne et Christian Scheidt en tatoué revenu des galères) tout aussi prompts à palper de l'oseille ou un sein.
Admirable rendu de ce français marivaudesque qui semble notre contemporain lorsqu'il est employé avec un ton d'aujourd'hui. Il faut saluer le travail de direction d'acteurs de Jean Liermier, tout comme l'excellence des comédiens et comédiennes, en particulier de Rébecca Balestra, jouant la presque intégralité de cette pièce dans ce rôle masculin avec une gestuelle délicieusement gauche et empruntée. Hasard ou air du temps, l'androgynie s'invite dans les classiques du théâtre ces jours-ci en Suisse romande. Il y a peu à la Comédie de Genève, François Herpeux incarnait une Madame Pernelle dans le "Tartuffe" de Molière. Acteur féminisé, actrice masculinisée, les personnages se rejoignent et quand il ou elle joue aussi bien, c'est un délice.
Une part sombre et glaçante
"La Fausse Suivante" présentée à Carouge tient de la comédie plaisante. Elle file à belle et légère allure quand elle aurait pu parfois ralentir le tempo pour semer plus de trouble: il y aurait ainsi matière à noircir un peu plus le ton comme le trouble et se rapprocher d'une série psychologique sur fond de guerre financière et de chantage. Il y a par exemple du Marivaux à la sauce barbecue chez les Texans de la série "Dallas". Les costumes changent, mais l'âpreté au gain n'évolue guère.
Le final de cette "La Fausse Suivante", citant malicieusement le cinéaste Pedro Almodovar, est à cet égard emblématique: derrière la comédie, on peut toujours révéler avec plus ou moins de dosage une part sombre et glaçante.
Thierry Sartoretti/ld
"La Fausse Suivante", jusqu'au 29 mars au Théâtre de Carouge.