La frontière? Bouclée ou presque. Les théâtres français sont dans la panade et le métier de comédien est subitement devenu bien incertain. Trop peu d’engagements pour trop de candidatures. Printemps 2020 en pleine pandémie de coronavirus? Non, 1940. Les Allemands occupent Paris et Boulevard Carl-Vogt, on découvre les nouveaux studios de Radio Genève, lointain ancêtre de la RTS.
A Radio Genève, trois comédiens et un animateur de la maison enregistrent le dernier cri en ces temps troublés où la radio règne sur les médias: le théâtre radiophonique. Deux comédiennes, dont une Parisienne en exil, l’animateur et un acteur genevois se serrent autour d’un unique microphone alors qu’un ingénieur du son crée les bruitages de cette mise en ondes: il y a des mouettes, du vent, de la neige, le craquement du feu. Nous sommes chez "Benoni", en Norvège, dans un roman de Knut Hamsun, auteur nobélisé, dont le roman "La Faim" fut un grand best-seller avant-guerre, lorsque son auteur n’était pas encore un pro-nazi convaincu. Passons, le sujet qui nous occupe est autre.
Un pari réussi
Du théâtre radiophonique sur un vrai plateau de théâtre? Le pari est risqué: rendre spectaculaire ce qui ne l’est pas du tout. Et ce pari est réussi grâce à la mise en scène orchestrée telle une chorégraphie par le duo Barbara Schlittler et Adrien Barazzone. Grâce aussi au jeu aussi fin et drôle du quatuor Alain Borek, Marion Chabloz, Mélanie Foulon et David Gobet, simplement parfait dans ce chassé-croisé d’ego, de séduction, de frustration et de récit.
"D’après" se passe au Théâtre du Loup, sur les bords de l’Arve, à deux pas des anciens studios de Radio Genève. Et ce titre un peu crypté vient du fait que cette pièce en mélange deux: le récit de "Benoni", rude peinture de la vie des pêcheurs de harengs du côté des Lofoten confrontés au capitalisme naissant, et la vie de ces comédiens qui ne savent plus trop s’ils doivent se réjouir d’avoir encore du travail grâce à la radio. Ou s’ils doivent se plaindre du fait que leur métier est devenu si fragile et invisible. De son côté, l’animateur de Radio Genève n’est pas peu fier du pouvoir du son, prédisant son triomphe éternel sur l’image.
Du drame et beaucoup d'humour
Il y a du drame dans "D’après". On y trouve aussi beaucoup d’humour et cette manière décalée, légère, de raconter une crise. Le décor: une vaste moquette, le micro et son fil interminable, quelques marches et ce bunker noir en carton-pâte, illustration du réduit national autant qu’œuvre post-moderne d’un plasticien contemporain qui aurait voulu symboliser la Suisse de 1939-45.
"D’après" nous fait sourire avec ses parlés rétro où chaque voyelle est appuyée avec une délicieuse pédanterie. "D’après" nous enchante lorsque le quatuor change subitement de dimension temporelle pour présenter à l’improviste quatre comédiens d’aujourd’hui lançant des clins d’œil à notre époque. C’est la belle surprise de la rentrée. Un spectacle qui continue malgré les jauges réduites à 50 personnes. On aurait bien tort de s’en priver.
Thierry Sartoretti/mh
"D'après", de Barbara Schlittler et Adrien Barazzone, Théâtre du Loup, Genève, jusqu’au 8 novembre. Puis, sous réserve, le 22 novembre au Théâtre du Passage, Neuchâtel (se renseigner sur le site du théâtre quant au maintien de la date).