Tout commence par une passion: les Romandes Judith Zaguri et Nathalie Küttel se passionnent depuis des années pour le poulpe, animal réputé sensible et surtout plus intelligent qu’un chien. A la tête de Shanju, un centre équestre devenu au fil du temps une école ainsi qu'un lieu d’étude et de réflexion sur nos rapports avec les animaux, les deux passionnées rêvent d’aller au-delà des plongées sous-marines pour imaginer un spectacle avec cet acteur assez particulier. Rappelons qu'il est composé de huit bras, trois cœurs et d'un système nerveux décentralisé.
Zinzin, cette idée? Pas tant que ça. Dans un spectacle précédent, un cheval de Shanju avait partagé la scène de Vidy-Lausanne avec la comédienne Laetitia Dosch. Le projet se nommait "Hate". Il questionnait notre lien étrange avec cet animal, domestiqué la plupart du temps, maltraité souvent (envoyé à la guerre ou aux travaux forcés), estimé, dopé, envoyé à l’abattoir, mangé, etc.
"Hate" a tenté un dialogue, sous la forme de mise en scène théâtrale, où l’animal aurait une position, sinon égale, du moins plus équilibrée, avec sa partenaire humaine. Aujourd’hui, la philosophie est venue bousculer nos certitudes en la matière: un Baptiste Morisod dialogue avec les loups et une Vinciane Despret questionne notre rapport au vivant, végétal ou animal. Pourquoi ne pas envisager une interaction avec un poulpe au même titre qu’on discute avec un dauphin ou une baleine?
De la casserole à la scène
Transporter un poulpe sur une scène de théâtre est un défi technique. Cela implique un grand aquarium (1300 litres) et surtout un protocole rigoureux pour reproduire tant que faire se peut les conditions de vie en mer au large de Sète. C’est là où deux poulpes ont été pêchés, il y a de cela huit mois. Ces jeunes animaux auraient dû passer à la casserole, destinés qu’ils étaient à la filière alimentaire comme des dizaines de milliers de leur congénères chaque année. Rien qu’en France, ce sont plus de 20'000 tonnes de céphalopodes qui sont pêchés chaque année.
Les voici provisoirement sur scène, dans une création nommée un peu pompeusement "Temple du présent". L’une (ce sont des poulpettes) se nomme Sète et l’autre Agde, du nom de leur lieu de capture. Au terme du spectacle, les deux octopodes rejoindront une réserve marine du côté de Palavas-les-Flots, reprenant ainsi le cours normal de leur vie aquatique jusqu’à leur décès après couvage de leurs petits ou fin tragique dans l’estomac d’une murène.
Voilà pour le côté pratique. Quid de toutes les questions éthiques que peut poser un spectacle de 60 minutes où un poulpe nage dans un aquarium en compagnie d’une humaine, laquelle danse à côté de l’aquarium, lit à haute voix une "Elégie de Duino" du poète Rainer Maria Rilke (un texte en résonance avec ce projet) ou plonge ses bras, puis sa tête, dans l’aquarium? Le poulpe réagit, pas effarouché du tout et se gardant bien de se défendre en projetant de l’encre. A un moment, Sète crache de l’eau hors de son bassin. Bien visé, droit sur la tête de Nathalie Küttel! Un jeu? Une marque d’amitié? Un geste de défiance?
Tout l’enjeu de "Temple du présent" est là: susciter et constater un dialogue, puis reconnaître les limites de ce dernier. Le mode de pensée et de sensibilité d’un poulpe est si différent du nôtre qu’on ne peut qu’émettre des hypothèses, tenter une interprétation sans tomber dans les pièges de l’anthropomorphisme. Un spécialiste, en voix off, nous explique que le poulpe, animal plutôt solitaire et asocial vis-à-vis de ses congénères (sauf pour l’accouplement) pourrait être une société à lui tout seul. Avec autant d’individus pensants qu’il aurait de bras. Allez savoir.
Pas un animal dressé
Ce spectacle n’est en aucun cas du dressage façon cirque, encore moins une démonstration style parc de dauphins. C’est la mise en scène d’une tentative de compréhension mutuelle. Le dialogue se noue souvent. Parfois, il n’a pas lieu. Son interprétation reste incertaine. Que pense le poulpe?
Le metteur en scène suisse Stefan Kaegi est un spécialiste du théâtre documentaire. Comprenez un théâtre qui donne à voir. Ou plutôt propose de revoir sous un autre angle la réalité. Par le passé, Stefan Kaegi a mis en scène des chantiers, les témoignages de futurs décédés ou encore le quotidien d’un chauffeur de poids lourd entre la Suisse et le Rwanda. Autant de projets visant à transformer notre regard et notre compréhension sur ce qui nous entoure. Au terme de "Temple du présent", notre regard sur le poulpe a changé. Celui de Sète peut-être également. C’est là tout l’immense mérite de ce projet singulier.
Thierry Sartoretti/mh
"Temple du présent", pièce de théâtre pour un poulpe à voir gratuitement en streaming du 8 au 10 février à 20h30 sur le site du Théâtre de Vidy et du Théâtre Saint-Gervais.