Le jeudi 25 février, dans l'Eglise de la paroisse de Bernex, le musicien français Rodolphe Burger achève son interprétation du "Cantique des Cantiques". Le public applaudit ce "concert culte". Ce vrai concert avec un vrai public apparaît comme une prouesse, presque une anomalie, dans un contexte pandémique où les rassemblements de plus de cinq personnes sont interdits.
Pour parvenir à ce petit miracle, les organisateurs du festival Antigel ont dû livrer bataille et développer des trésors d'ingéniosité flirtant avec la loi pour "faire de la culture" en respectant un plan sanitaire qui ne le permet pas.
La douche froide
Antigel, en 2020, c'était 55'000 spectateurs, de la musique, de la danse, des performances, des têtes d'affiches internationales dans des lieux insolites, des usines désaffectées et même une patinoire. Covid oblige, le festival a, depuis l'automne, réduit drastiquement ses ambitions tablant sur un programme 100% "Covid-compatible".
Le 13 janvier 2021, lors de sa conférence de presse du mercredi relative à la pandémie de coronavirus, le Conseil fédéral prolonge les mesures de restriction en vigueur jusqu'à la fin du mois de février. C'est un coup de massue pour Thuy-San Dinh et Eric Linder, le binôme de direction, et les employés du festival déjà majoritairement en RHT.
L'interdiction des rassemblements de plus de cinq personnes scelle le sort de l'essentiel des spectacles imaginés pour l'édition 2021 du festival. Des sponsors se retirent, ils ne peuvent pas justifier leur support financier pour des spectacles n'ayant pas lieu.
Détourner les interdictions
Après une nuit sans sommeil, les organisateurs décident de présenter des spectacles coûte que coûte. En multipliant les idées de formats, le binôme de direction espère trouver ceux qui seront réalisables. Thierry Apothéloz, le ministre genevois de la culture, entre en matière, mais tient à faire respecter le cadre légal.
Le programme "Antigel détournement" est né. L'idée est d'intégrer de la culture dans les failles de la loi. Le spectacle de danse de la Cie József Trefeli est imaginé au centre du Lignon, avec la plus haute tour du canton comme gradins, et dans l'écoquartier de la Jonction. Antigel invente un concept inédit: le Click & Collect culturel.
Le commerce aujourd'hui est possible, mais pas la culture. Donc nous allons vendre quelque chose. Nous allons organiser un retrait de produits et dans ce moment il y aura quelque chose qui se passera. Et du coup on aura détourné, on va dire, la loi.
Ce détournement est prévu dans des théâtres fermés depuis des mois, comme l'Am Stram Gram. Aux clients venant retirer leur sac Antigel acheté sur internet, Fabrice Melquiot, metteur en scène, auteur et directeur du théâtre récitera un poème. Des mots comme remède à la sinistrose.
Une église offre l'asile au festival
L'espoir revient. Après un avis défavorable de la médecin cantonale genevoise, les Click & Collect sont finalement autorisés. Paradoxe heureux, l'avant-gardiste festival se voit offrir l'asile par l'Eglise dans la paroisse de Bernex. Car si la culture est interdite, les messes ne le sont pas.
Même si "les solutions apportées ne répondent que partiellement aux attentes du public", selon les organisateurs, le festival souhaite que cette édition puisse pousser les autres organisateurs culturels à proposer une offre à leurs spectateurs.
Nous avons beaucoup d'intérêt à montrer que la culture n'est pas un agent pathogène, qu'on arrive à exercer la culture même sans risque. A l'équipe d'Antigel j'ai d'abord envie de dire "merci et bravo" et puis surtout continuez à nous permettre de vivre la culture. On en a besoin.
Avec pas moins de 183 représentations, concerts, streamings, courses, balades radiophoniques et spectacles, rendus possibles grâce à plus de soixante artistes, dans dix communes genevoises et pendant vingt-quatre jours, la 11e édition du festival Antigel a vécu.
Sébastien Blanc