Pur plaisir d’entendre ces deux voix! C’est physique: il y a l’accent savoureux de Cantabrie et du Pays Basque. Il y a cette énergie dans le ton, la conviction. Elle transpire la joie de jouer sur un plateau de théâtre. Voici Juan Loriente et son complice Oscar Gomez Mata. Le premier, acteur espagnol de la plupart des formidables spectacles de l’Argentin Rodrigo Garcia. Le second, metteur en scène émérite de la Suisse romande, lié lui aussi au théâtre déjanté de Garcia qu’il a mis en scène avec sa compagnie l’Alakran. Ils ne sont que deux. Ils ont l’énergie des trois Mousquetaires et d’Artagnan réunis.
Oscar et Juan débarquent au milieu du public dans d’improbables tenues lycra du Vélo Club Genève, avec chaussures à ressorts et humour explosif digne des grands clowns. Deux rois de la cabriole physique et verbale.
Changer le monde
Ils ont inventé un nouveau personnage: le clown métaphysique. Au-delà du rire, de la pantalonnade, ces deux lascars nous emmènent sur les chemins en escaliers, chausse-trapes et miroirs, de la pensée philosophique. On y croise l’écrivain Borgès, on y aperçoit la physique quantique, on y goûte à l’amitié, on y mesure le temps qui passe, on y jauge nos illusions et notre capacité - ou non - de prendre notre destin en main. Avec au passage une ambition nécessaire et somme toute pas si démesurée: changer le monde.
Rire potache et réflexion profonde
"Makers", comme la plupart des créations de l’Alakran (la compagnie genevoise d’Oscar Gomez Mata) parvient toujours à lier le rire le plus potache à la réflexion la plus profonde et vice versa. On a à peine terminé de pouffer que nous voici confrontés à l’abyssale question de notre raison d'exister. Dans "Makers", on passe d’une séance de méditation à des réflexions sur le tableau d’un maître de la Renaissance. Un simple portrait peut nous ouvrir un monde parallèle. Puis nous voici, par un malicieux principe de digression, lancés dans l'accélérateur à protons du CERN. Difficile de résumer ou de raconter de manière linéaire le parcours sur scène de ces deux auto proclamés "détectives du réel".
La philosophie en caleçon
"Makers" tient du test de Rorschach: chacun chacune y verra quelque chose de différent selon ses attentes et ses interrogations. Ce feu d’artifice théâtral est aussi la démonstration qu’on peut être artiste aguerri, couronné par un prix du Théâtre suisse, fort de vingt années de performances et de tournées, et garder un esprit d’enfant. L’énergie d’une première fois, quand bien même le propos tient du bilan de vie.
Cette création fonctionne aussi sur le principe de la poupée russe. Ce spectacle en cache un autre, la reprise hilarante d’une scène mythique que Juan Loriente avait réalisé dans un spectacle de Rodrigo Garcia nommé "After Sun": on peut exposer des idées philosophiques avec un simple caleçon en guise de matériel pédagogique. A l’époque, il y a vingt ans, personne n’avait osé rejoindre le philosophe sur le plateau du Théâtre de Saint-Gervais pour reprendre avec lui ses idéaux et principes. Aujourd’hui, Oscar paie enfin sa dette à Juan. "Makers", c’est aussi une aventure d'amitié.
Thierry Sartoretti/mcm
"Makers", TPR, La Chaux-de-Fonds, jusqu'au 22 mai; Arsenic, Lausanne, du 26 au 30 mai.