L’Histoire de l’Humanité servie sur un plateau de théâtre. Double H majuscule! De la Préhistoire à la dernière Biennale d’art contemporain. Le tout ficelé en moins de deux heures, explications, feu d’artifice et rire compris. Un exploit. "Showroom", mise en scène signée Rebecca Balestra, Igor Cardellini et Tomas Gonzalez, pour une comédienne, deux régisseurs de plateau, un prompteur bavard et un délicieux bazar d’objets les plus divers, du fusil de chasse à la colonne dorique en passant par le feu de bois artificiel en plastique et une multitude de chats en porcelaine, tient du tour de force.
De ce "Showroom", on ressort tout joyeux devant le numéro comique de haut-vol de la comédienne Rebecca Balestra, tour à tour femme-tronc, créature des cavernes, aristocrate de l’Ancien Régime, bourreau (bourrelle?), diva du cinéma muet ou encore démonstratrice de parfum. Et de ce "Showroom", on ressort également pensif et inquiet à la lecture des commentaires du prompteur, lequel joue dans ce spectacle un rôle aussi ambivalent et terrible que Hal dans le film "2001, l’Odyssée de l'espace". Qui a ici le premier rôle et le pouvoir: l’humaine ou la machine?
Un grand remplacement
"Showroom" aurait pu s’appeler "Le grand remplacement". Pas celui des blancs par les non-blancs, théorie chère aux racistes et complotistes, mais celui de l’humain par moins cher, plus travailleur, plus impitoyable, plus efficace que lui: la machine.
Rappelez-vous l’apparition des caisses en self-service dans les grands commerces. Combien avons-nous été à nous dire: "jamais je n’utiliserai ces trucs. Je ne vais tout de même pas travailler pour le magasin et en plus, j’aime bien discuter avec la personne à la caisse. Et, puis si on emploie plus que ces bidules, elles et ils vont perdre leur emploi!" Et aujourd’hui? "Showroom" questionne la marche du progrès, ses promesses de bonheur et la disparition progressive, implacable, des métiers remplacés par des machines et désormais par l’intelligence artificielle.
Perruque impossible
Fichée dans un socle et émergeant tel un buste, Rebecca Balestra débute "Showroom" par un inventaire de conversations entendues ci et là: caissière, démonstrateur d’appareil ménager, gardien de monument, chauffeur de taxi… Des métiers en voie de disparition. On pourrait rajouter comédienne: au-delà de son discours argumenté et captivant sur l’histoire de nos sociétés, le prompteur ne serait-il pas en train de remplacer Rebecca Balestra? Ou d’occuper la place d’un second récitant en chair et en os? Au théâtre cela s’est déjà vu, notamment chez la Ribot ou chez Wajdi Mouawad: des spectacles sans êtres humains. Des arts vivants sans êtres vivants.
La perspective est sinistre. "Showroom" a choisi d’en rire tout en argumentant son point de vue avec des citations de philosophes, sociologues, ethnologues et autres économistes. "Showroom" va si loin dans l’analyse qu’il expose sa propre mise en abîme: la culture est devenue un objet de consommation reproductible à l’infini pour distraire les masses et encourager leur consommation. Le spectacle se termine par un inventaire de sa scénographie à la manière d’un audioguide nous expliquant une installation de Art Basel.
Apparaissant, déambulant, disparaissant au fil des scène dans ce décor, perchée sur des échasses, asphyxiée par un nuage d’aérosols ou empêtrée sous une perruque impossible, Rebecca Balestra symbolise aussi l’histoire des femmes. Une histoire entravée et contrariée. Ici pour le pire et pour le rire.
Thierry Sartoretti/olhor
"Showroom", Théâtre de Vidy, Lausanne, jusqu'au 29 mai.