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Au Grand Théâtre de Genève, la "Guerre" est déclarée 

Le Catalan Calixto Beito met en scène "War Requiem" au Theater Basel. [Guido Manuilo - EPA]
La Paix et la Guerre au Grand Théâtre de Genève / L'Echo des Pavanes / 15 min. / le 15 septembre 2021
L’opéra le plus monumental de Prokofiev inspiré du roman de Léon Tolstoï est présenté jusqu’au 24 septembre au Grand Théâtre de Genève. Portée par une distribution éblouissante, la mise en scène excessive et déroutante de "Guerre et Paix" est signée Calixto Bieito.

"Démesuré", "incompréhensible", "extraordinaire": à l’issue de la première de "Guerre et Paix" au Grand Théâtre de Genève en ouverture de saison, le public semble aussi démonté que le plateau sur lequel gisent des débris du décor imaginé par la scénographe Rebecca Ringst.

Signée Calixto Bieito, cette production était attendue de pied ferme par les lyricomanes, et pour cause: jamais, une maison d’opéra suisse n’avait réussi à programmer cet opéra de Prokofiev qui requiert des effectifs aussi démesurés que coûteux. Sur la scène du Grand Théâtre, 28 solistes se partagent le plateau avec un chœur de plus de 70 interprètes. Ajoutez quatre heures de musique par un orchestre "sur symphonique", et vous comprendrez pourquoi peu de maisons lyriques s’emparent de cette adaptation du roman fleuve de Leon Tolstoï.

Dans l’adaptation lyrique des quatre livres qui composent "Guerre et Paix", Prokofiev et son épouse Mira Mendelsohn ont "simplement" suivi la structure du roman en reprenant des scènes marquantes des deux parties: à la description des vies individuelles et des amours naissantes, puis contrariées de Natacha Rostova et d’Andreï Bolkonsky dans "La Paix", succède le tourbillon épique de "La Guerre" qui nous plonge au cœur des batailles d’Austerlitz et de Borodino.

Déluge de personnages

Dans la vision de Calixto Bieito, la guerre anime chaque personnage, chaque action. Qu’on ait lu ou non "Guerre et Paix" de Tolstoï ou le synopsis du livret avant la représentation, il est impossible de suivre les fils narratifs! Sur une scène noire de monde, de la première à la dernière note, les personnages sont déchirés par des conflits interpersonnels et intérieurs.

Ecrasée par le déluge de personnages, d’événements, d’accessoires et de musique, la narration de Calixto Bieito s’inscrit dans un lieu unique, une magnifique salle de bal ornée de dorures et d’un monumental miroir qui se disloqueront, deux heures plus tard, sous les coups des canons. Dès le début de l’opéra, une ambiance malsaine suinte de chaque recoin du plateau: lumière rouge sang, projections de visages déformés par les cris, personnages enveloppés dans des cocons plastiques, tels des cadavres qui s’amoncelleront bientôt sur les champs de bataille.

Psychose sur le plateau

Dans la première partie, les invités du bal sont en proie à des convulsions, comme envahis par des névroses (post traumatiques?) révélant les jalousies, la débauche et la folie. Le Prince Andreï Bolkonsky, en proie aux bouffées délirantes, grimpe au mur. Sur des éclats de bouteilles brisées, Natacha Rostova se traîne ensanglantée quand elle cède à la séduction du vil Kouraguine. L'apparent raffinement de l’assemblée est sans cesse bousculé par l’intrusion du trivial comme ces pizzas dévorées à même les boîtes par la fine fleur de l’aristocratie russe; boîtes qui serviront ensuite à la construction de fortifications et d’armures grotesques de… carton-pâte.

Dans la seconde partie, la salle de bal devient un champ de guerre. Au milieu du chaos se détachent quelques personnages qui butent sur des meubles amoncelés en guise de barricade: un Napoléon ridicule, maculé de rouge à lèvres, un gigantesque général Koutouzov, vêtu de blanc, et quelques autres figures marquantes, comme le personnage du soldat illuminé Platon Karataïev, incarné par le ténor Alexander Kravets bedonnant, crâne rasé vêtu d’une culotte souillée au milieu de décombres du décor.

Une scène de l'opéra "Guerre et Paix" au Grand Théâtre de Genève. [DR - Carole Parodi/GTG 2021]
Une scène de l'opéra "Guerre et Paix" au Grand Théâtre de Genève. [DR - Carole Parodi/GTG 2021]

Distribution somptueuse

Impressionnante et excessive, la proposition de Calixto Bieito est portée par la partition toute aussi monumentale de Prokofiev, qui tente de ménager la chèvre et le Parti. Entre les passages emphatiques qui chantent la gloire du peuple russe s’insèrent des passages teintés de sentimentalisme, à la limite de la mièvrerie.

Cette partition hétéroclite est portée par une distribution extraordinaire: difficile de déceler des failles chez les 28 solistes qui illuminent le plateau par leur présence vocale et scénique. La voix souple et veloutée de la soprano Ruzan Mantashyan révèle une capricieuse Natacha Rostova face au ténor Björn Bürger qui campe un Andreï Bolkonski illuminé au timbre clair. Parmi les voix se détachent l’incroyable basse Dimitry Ulyanov, qui domine le plateau en campant un Maréchal Koutouzov impérial ou encore la mezzo-soprano russe Elena Maximova, qui incarne une Hélène Bezoukhova vulgaire et dépravée.

A cette distribution somptueuse s’ajoutent les chœurs majestueux du Grand Théâtre et un Orchestre de la Suisse romande présent mais jamais écrasant dirigé par le chef argentin Alejo Pérez qui nous emporte dans les travées lyriques de ce mémorable "Guerre et Paix".

Anya Leveillé/olhor

"Guerre et Paix", Grand Théâtre de Genève, les 17, 21 et 24 septembre à 19h; le 19 à 15h (Durée: 3h35 avec entracte inclus).

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