Ils et elles sont au nombre de neuf, face à nous sur ce plateau de théâtre de la Comédie de Genève. C’est encombré de tables, chaises, canapés, lits, aquariums, etc. Un peu comme une maison dont on aurait supprimé les murs et les plafonds. Il y des hommes, des femmes, des jeunes et des plus âgés, des célibataires, un couple. Des sympas, des plus réservés. Ça pourrait être une communauté, c’est une compagnie de théâtre.
Et c’est ainsi que débute "Entre chien et loup", une pièce orchestrée par la metteuse en scène brésilienne Christiane Jatahy. La pièce s’est montée ici même, à la Comédie de Genève, durant les mois de pandémie. Elle s’est dévoilée cet été au Festival d’Avignon. Triomphe. La voici de retour dans son lieu de création.
Voici des gens bien sous tout rapport. Ils mangent des pommes bio, partagent, discutent et votent leurs décisions à la majorité. Alors heureuse cette fine équipe? Elle sent bien que quelque chose cloche. Il y a de l’ennui dans cette communauté de la bonne volonté et de l’entre-soi. Ça tourne en rond et ça ronronne. Alors Tom – un charisme de leader régulièrement chambré par les autres - a une idée: intégrer une inconnue. Une dixième personne qui ne leur ressemble pas. Voici Graça.
Avec son aura de victime idéale
La nouvelle venue apparaît côté public. Debout dans les gradins. Le collectif l’appelle et l’interpelle. Elle est un peu gauche, avec un accent. Graça est brésilienne. On comprend qu’elle a fui son pays. Son papa a été enlevé par une milice. Suffit. Pas besoin d’en dire plus, elle est adoptée à l’unanimité. Elle a l’air tellement innocente avec son aura de victime idéale. Pour s’intégrer, Graça va rendre de menus services, travailler pour cette communauté si accueillante. La pièce est enjouée et les caméras peuvent tourner.
Oui, il y a écran, caméras et table de montage dans cet appartement reconstitué sur le plateau. Car cet "Entre Chien et Loup"s’inspire directement d’un film et mélange en direct et sous nos yeux les jeux du cinéma et du théâtre.
Jalousie, désir, haine, humiliation et violence absolue
Il y a des scènes jouées et filmées en direct. Et puis d’autres qui ont été tournées plus tôt. Le jeu se décale. Et les personnages semblent soudain suivre un scénario qui les précède, un destin tout écrit. Habile mise en abîme. Comédiennes et comédiens interprètent une pièce. Et voilà que leur personnage rejoue un film.
Ce film, c’est "Dogville", un film du réalisateur danois Lars Von Trier. L’actrice Nicole Kidman y jouait Grace, une pauvrette fugitive. Passé l’euphorie des premiers jours, sa présence dans une petite communauté d’Amérique profonde à l’époque de la Prohibition provoquait jalousie, envie, désir, haine, jusqu’à l’humiliation totale et la violence absolue.
"Entre chien et loup" va-t-il nous raconter la même histoire et se terminer dans le même bain de sang? Tom refuse cette issue. Les personnages sont d’aujourd’hui. Cette communauté connaît d’ailleurs ce film par cœur. Et si elle a accepté d’intégrer Graça, c’est précisément pour réécrire l’histoire, pour se prouver qu’elle vaut tellement mieux que les odieux personnages imaginés par Lars Von Trier. Pour se rappeler les lignes rouges à ne pas franchir, les comédiens se relisent le scénario de "Dogville". Mais cette pièce tient de la tragédie grecque: chaque esquive ou tentative de fuite des personnages les amène précisément au destin qui les attend.
Amère victoire sur la tragédie
Pas besoin d’avoir vu le film pour comprendre l’enjeu de "Entre chien et loup". Pas besoin de connaître le dénouement vengeur du final, car la mécanique imaginée par Christiane Jatahy nous emmène ailleurs. Et Tom, celui qui pense juste, celui qui ne veut que le bien, celui qui se croit indéfectiblement altruiste, entreprend tout pour ne pas répéter ce scénario. Et si le bain de sang est évité, c’est au prix du renoncement de la victime, Graça. Amère victoire sur la tragédie.
La metteuse en scène Christiane Jatahy transpose le cadre historique de "Dogville" dans un contexte et une problématique d’aujourd’hui: l’histoire des migrants et migrantes qui débarquent en Europe en provenance du Brésil, d’Amérique du Sud, d’Afrique ou d’Asie et se retrouvent quasi-esclaves domestiques.
Tout comme le film du Danois Lars Von Trier, "Entre chien et loup" scrute le basculement: comment devient-on insensible et finalement haineux, inhumain, fasciste, alors qu’on se croit au-dessus de tout reproche. Et là, c’est une histoire brésilienne que Christiane Jatahy nous apporte: celle de l’avènement au pouvoir d’un Jair Bolsonaro. Et la tentation, ailleurs, tout près, chez nous, d’un même basculement.
Comédiennes et comédiens - une belle troupe helvético-franco-brésilienne - sont formidables et nous donnent l’impression d’inventer leur jeu au fur et à mesure du spectacle. Il faut les citer: Véronique Alain, Julia Bernat, Elodie Bordas, Paulo Camacho, Azelyne Cartigny, Philippe Duclos, Vincent Fontannaz, Viviane Pavillon, Matthieu Sampeur et Valério Scamuffa.
Cette histoire d’abus et de viols nous prend aux tripes. Ce théâtre-là n’est pas conçu pour nous distraire. Comme dirait feu le reporter Albert Londres, "il porte la plume dans la plaie". Et ça fait du bien de s’y confronter et de se le rappeler.
Thierry Sartoretti/aq
"Entre chien et loup", à la Comédie de Genève jusqu’au 13 octobre 2021