Un film cultissime. On nous le dit. Son titre "A Man off-Season", sorte de pendant américain de la Nouvelle Vague française. On nous donne à écouter sa musique originale, très classe et romantique avec ses plages de cordes et son piano en mode mineur. Quant à la pellicule, personne ne l’a vue. Ou presque. La comédienne et réalisatrice française Nicole Garcia l'évoque, par écran interposé, en préambule de ce spectacle "Miss None" qui nous parle de cinéma sur un plateau du Théâtre au Grütli à Genève.
Ariel Winthrop, le réalisateur et acteur de "A Man off-Season", avait choisi Nicole Garcia pour partenaire à cause de sa participation modeste à la comédie… "Le Gendarme se marie". Déçu par le résultat final, il a choisi de brûler l’unique copie de son œuvre après l’avoir visionnée en compagnie de la comédienne et réalisatrice.
Toujours aux côtés des stars
Le nom du réalisateur ne nous dit strictement rien. On a beau se creuser les méninges, rien. Et pourtant, on ne connaîtrait que lui, parole! Ariel A. Winthrop. Il est LE figurant du grand cinéma hollywoodien. Un mythe du passage fugace, toujours aux côtés des stars, jamais plus de quelques secondes, à leur tenir une porte, leur allumer une cigarette, prendre le volant ou boire un verre à la même table. 117 films à son actif tournés avec la crème de la crème, de Hitchcock à Spielberg, de Scorcese à Woody Allen. Pensez à un film, il s’y trouve. La liste est hallucinante, un vrai bottin mondain.
"Miss None", on le rappelle, est un spectacle de théâtre. Il débute comme une enquête documentaire sur cet illustre inconnu: Ariel A. Winthrop. L’homme n’a accordé qu'une seule interview, au lendemain de l’autodafé de son long métrage, livrant quelques réponses laconiques dans la pure tradition d’un poseur façon Jean-Luc Godard.
La mèche blonde de Gena Rowlands
Quand le théâtre rend hommage au cinéma, il le cite comme on nommerait les noms des constellations. Avec des étoiles dans les yeux. "Miss None" se moque aussi du fétichisme et du snobisme propre à la cinéphilie. Oui, dans "Opening Night" de John Cassavetes, Ariel A. Winthrop remet en place la mèche blonde de Gena Rowlands. Frissons dans la voix. Les cheveux de Gena Rowlands! Allez vérifier et vous verrez bien!
Après avoir placé sous la lumière ce mystérieux figurant, "Miss None" déplace le projecteur côté féminin, rendant hommage à toutes les aspirantes actrices qui ont rêvé d’une brillante carrière et n’auront finalement tourné que de rares scénettes comme serveuse ou réceptionniste. Elles sont des "Miss None", des demoiselles personne, dont on ne cherche jamais le nom au générique et qui parfois sont coupées au montage final. Miss None, c’est aussi le petit nom que l’acteur et réalisateur Ariel A. Winthrop donne à une enfant (sa fille?) dans ce fameux film détruit. On n’a jamais su son nom, à peine aperçu son visage…
L’incarnation du rêve hollywoodien
Pour nous raconter tout cela, un formidable quatuor de comédiennes: Céline Nidegger, Aline Papin, Nora Steinig et Lucie Zegler. Elles arborent toutes la même tenue, la même coiffure, la même allure. Un peu Gena Rowlands, un peu… Nicole Garcia. Elles apparaissent et disparaissent comme par magie dans un dédale de rideaux. Elles sont les archétypes de l’actrice hollywoodienne, les incarnations du rêve, certaines témoignant d’expériences de tournage ou de recherches de rôles plus ou moins heureuses et cocasses.
Au plus fort de sa quête cinéphile, "Miss None" invite un fantôme. Celui de Marguerite Duras plongée dans un fait divers sordide quelque part dans le nord de la France. Un rappel: la fiction, écrite, filmée ou simplement racontée sur une scène de théâtre, peut cannibaliser la réalité, s'emparer des vivants comme des morts.
Ecrit par le dramaturge français Guillaume Poix, mis en scène par Manon Krüttli et porté par tout un collectif au service de "Miss None", ce spectacle emporte la mise par sa générosité, son amour de fan, son humour et sa sensualité. En une heure et trente minutes à peine, "Miss None" fourmille de détails, de pistes plus ou moins vraies. Ce théâtre est fin, drôle, classe avec ses musiques, ses jeux de faux-semblants, sa scénographie malicieuse et ce texte volontairement très bavard jusqu'à l’étourdissement. Détaillant avec gourmandise ce qui à l’écran n’est qu'un geste de quelques secondes. "Miss None", au final, c’est du cinéma pour de vrai. En chair et en os.
Thierry Sartoretti/aq
"Miss None", au Théâtre du Grütli à Genève jusqu’au 14 novembre, puis au Théâtre Benno Besson à Yverdon le 30 novembre.