"Un vivant qui passe", ce délégué du CICR qui n'a pas vu l'extermination des Juifs
"Ces gens vous regardant avec une intensité incroyable, n'est-ce pas, de se dire: "ben, en voilà un qui vient. Quoi? Un vivant qui passe, n'est-ce pas. Et qui n'était pas un SS."
Installé dans le fauteuil de son salon de Tramelan, le médecin Maurice Rossel raconte. Ou plutôt répond aux questions infatigables, inlassables, toujours précises, du réalisateur Claude Lanzmann préparant son film fleuve "Shoah", ce film phare qui raconte l'extermination des Juifs par les nazis et leurs affidés.
Aujourd'hui, nous ne sommes plus au cinéma, mais au théâtre, à Vidy-Lausanne. Dans le fauteuil du médecin, jouant nerveusement des phalanges, le comédien Nicolas Bouchaud incarne Maurice Rossel. Face à lui, debout, le comédien Frédéric Noaille pose les questions de Lanzmann. Eric Didry met en scène le tout avec la complicité de Véronique Timsit.
"Ça dépend de celui qui regarde"
Cette pièce se nomme "Un vivant qui passe", comme le film de Lanzmann. Parfois le théâtre s'affranchit du cinéma. Ainsi, au début du spectacle, un échange concerne le décor peint, la bibliothèque et salon de Maurice Rossel: "Selon les positions qu'on prend, on ne voit pas le même [décor]. Enfin, voir c'est vite dit aussi", explique Bouchaud/Rossel. – "Oui c'est ce que je comprends: il y a une distance où c'est plus ou moins vrai", répond son interlocuteur. "Non, c'est toujours vrai", rétorque Bouchaud/Rossel: "Ça dépend de vous. Ça dépend de celui qui regarde." Dans la pièce de théâtre "Un vivant qui passe", cette question du regard est essentielle. Elle ne concerne pas qu'un décor. Elle concerne l'extermination des populations juives d'Europe.
Des colonnes de déportés squelettiques
Entre le 12 avril 1944 et le 1 janvier 1945, Maurice Rossel, 24 ans, fraîchement sorti des rangs de l'Armée suisse avec un grade d'officier et des convictions de gauche, est délégué à Berlin du Comité international de la Croix-Rouge. Un témoin au cœur du Reich nazi. Sa mission: visiter les camps de prisonniers, recueillir les noms, distribuer des colis, tenter de sauver les condamnés à mort militaires.
Un jour, sur demande de la direction de Genève, Maurice Rossel visite autre chose. Il se rend à Auschwitz, seul avec sa voiture, pour y rencontrer le commandant du camp, "un homme charmant, qui connaissait la Suisse pour y avoir fait du bob." Il ne peut pas entrer dans le camp lui-même, mais croise des colonnes de déportés squelettiques.
Une autre fois, à l’invitation des SS, le voici au camp de transit de Theresienstadt, une sorte de ville forteresse d'où les juifs partent ensuite pour les camps d'extermination. Le temps de la visite de Maurice Rossel, Theresienstadt est transformé en camp modèle, avec orchestre, théâtre, opéra, restaurant, activités sportives… Un leurre minutieusement mis en scène par les SS pour la seule visite du délégué de la Croix-Rouge internationale. Les Juifs présents ce jour-là à Theresienstadt seront exterminés sitôt la voiture de Maurice Rossel repartie.
Rossel rédige un rapport. Favorable, positif. Il n'a rien de particulier à signaler. Des années plus tard, Claude Lanzmann lui demande de s'expliquer, de raconter cet épisode de sa vie. Rossel se livre, avec réticence, nervosité.
D'une mise en scène à une autre
Pourquoi jouer un film, consultable en tout temps, sur une scène de théâtre? Pour aller au-delà du film, par exemple, dans ses rushes, expliquent les deux comédiens qui ont minutieusement décortiqué le jeu de chat et de souris auquel se livrent Claude Lanzmann et Maurice Rossel. Et parce que ce camp de Theresienstadt était lui-même, le temps de quelques heures de visite sous le soleil du 23 juin 1944, une pièce de théâtre, une mise en scène. Dont il s'agissait de démêler le vrai du faux, la réalité de la fiction.
"Que vous ayez été trompé n'a rien d'étonnant puisqu'on voulait vous tromper. Tout était fait pour cela", commente Lanzmann/Noaille. "Bien sûr!", coupe Rossel/Bouchaud. "Mais vous dites que l'attitude des Juifs vous a gêné, enfin, leur passivité, c'est ce que vous avez dit", ajoute aussitôt, implacable, Lanzmann /Noaille qui poursuit: "Je voudrais savoir: pourquoi vous n'en parlez pas dans votre rapport. Parce que dans votre rapport vous dites: 'J'ai vu une ville de province normale, presque normale.'" - "Voilà, presque normale. C'est ce qu'on m'a montré", rétorque Rossel/Bouchaud agacé et qui précise: "Je ne pouvais pas inventer des choses que je n'avais pas vues."
A moins que le jeune délégué du Comité international de la Croix-Rouge ait préféré ne pas les voir. C'est l'énigme irrésolue du film comme du spectacle.
Thierry Sartoretti/ld
"Un vivant qui passe", à voir au Théâtre Vidy-Lausanne jusqu'au 22 janvier 2022.