Il est campé devant nous, l’air solide, un peu tendu tout de même: "Nous ne sommes pas des héros!".Ce n’est pas Daniel Balavoine qui chante, mais un témoin anonyme. Il poursuit: "Je sais bien que tous les héros disent toujours ça, mais j’insiste: nous ne sommes pas des héros". A côté de lui, une collègue anglophone tranche sec: "It’s just a job".
Quel boulot? Humanitaire. Soit travailleur pendulaire entre un pays riche et en paix - Genève, ses parcs sur la Rade, ses bars d’expats - et l’horreur de la guerre, des famines, des camps de réfugiés, des génocides, des prisons et des catastrophes naturelles.
Est-ce vraiment juste un job, ce métier qui vous engage au cœur de l’abject, de l’inacceptable et du sans cesse répété? "Nous ne sommes pas là pour sauver le monde, nous sommes juste des sparadraps." Âmes trop sensibles, s’abstenir. Âmes insensibles, passez votre chemin aussi, ce métier n’est pas taillé pour vous.
Il est question d’organisations, de siège et de missions. Elles ne sont pas nommées, on devine cependant le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et Médecins sans frontières (MSF) qui ont leur siège international à Genève. Quant aux pays, ils sont tous désignés par un seul nom commun: l’Impossible.
Dans la mesure de l'impossible (teaser) from Comédie de Genève on Vimeo.
Ville en ruines et hôpital de fortune
Sur la scène de la Comédie de Genève, deux énormes bâches blanches en plastique. La première recouvre le sol. La seconde est attachée à des guindes ou cordages, comme on ne dit pas au théâtre. Quatre comédiennes et comédiens incarnent les humanitaires et manipulent les guindes.
Au fil du spectacle, au gré des témoignages, la bâche devient chaîne de montagnes, ville en ruines et hôpital de fortune. Au loin gronde le tonnerre d’une artillerie ou l’explosion d’un missile. Ces sons inquiétants sont créés en direct par le percussionniste portugais Gabriel Ferrandini, impressionnant de puissance et d’inventivité.
Metteur en scène, dramaturge, directeur du Théâtre national Donna Maria II à Lisbonne, nouveau directeur du Festival d’Avignon, le Portugais Tiago Rodrigues est un habitué des scènes suisses. Ses spectacles y triomphent comme partout ailleurs en Europe. Quelques titres: "Sopro", "By Heart", "Antoine et Cléopâtre" ou tout récemment "La Cerisaie", à venir du 10 au 19 mars dans cette même Comédie de Genève avec la comédienne Isabelle Huppert.
Pas des héros, parfois des salauds
Un soir, à l’issue d’une précédente représentation genevoise, Tiago Rodrigues est interpellé par un collaborateur du CICR. La discussion porte sur l’engagement. C’est quoi s’engager? Artistiquement, politiquement? L’échange titille la curiosité du metteur en scène, par ailleurs fils d’un journaliste et d’une médecin. La discussion mène à des entretiens enregistrés avec des humanitaires, puis à une réécriture de ces mêmes témoignages.
Ainsi naît le spectacle "Dans la mesure de l’impossible" qui n’est pas un documentaire sur le travail humanitaire. C’est la transposition du réel à la fiction littéraire par un Tiago Rodrigues qui orchestre ces multiples témoignages afin de montrer leur complexité et éviter tout manichéisme. Du théâtre des opérations comme on dit en jargon militaire ou humanitaire, nous voici au théâtre tout court. Et oui, ces humanitaires ne sont pas des héros, parfois ce sont même des salauds eux aussi. Une chose est sûre cependant: à côtoyer le pire de l’humanité, aucune, aucun n’en sort indemne.
Des récits drôles ou glaçants
Chapeau au quatuor du plateau. Pour incarner cette foisonnante Genève humanitaire et internationale, Adrien Barazzone, Beatriz Bras, Baptiste Coustenoble et Natacha Koutchoumov (par ailleurs co-directrice de la Comédie de Genève) parlent français, anglais, portugais, espagnol et russe. Un prompteur suspendu au-dessus du plateau garantit la pleine compréhension des propos aux non-polyglottes. Quand bien même il se trouve dans le confort d’un théâtre neuf, le public lui aussi ne ressort pas indemne de ces deux heures de témoignages. Certains récits peuvent être drôles, cocasses, touchants, d’autres sont glaçants.
Hasard du calendrier, sur le site RTS Play, le documentaire "Egoïste: 40 humanitaires se racontent" explore lui aussi ce monde très particulier où l’on fait des allers et retours entre le possible et l’impossible, entre la paix et l’horreur. Scène ou écran, vous avez ainsi le choix. Tentez les deux, c’est passionnant.
Thierry Sartoretti/aq
"Dans la mesure de l’impossible", Comédie, Genève, jusqu’au 13 février 2022; Au TPR, La Chaux-de-Fonds, les 25 et 26 mars 2022.