Commençons par la fin. Ce n'est pas divulgâcher: "La Cerisaie" n'a rien d'une pièce de théâtre à suspense, c'est le récit minutieux annoncé dès la première minute d'une déchéance inexorable et d'un changement d'époque, moitié drame, moitié comédie. On y rit jaune et acide. Comme certaines cerises cueillies trop tôt.
Donc, la Cerisaie n'existe plus. Rasées en 1904, date de l'écriture de cette pièce, ces belles rangées d'arbres fruitiers. La Cerisaie, c'est un lieu fictif, un paradis en pente douce baigné par une rivière. Elle a peut-être existé pour de vrai. Anton Tchekhov, l'auteur de la pièce, la situe entre Kiev et Karkhiv. Les personnages de "La Cerisaie" y vendaient naguère leur production et parlent souvent de s'y rendre pour affaires en ville.
Une histoire de revers de fortune
Madame Lioubov Andréievna Ranevskaïa, revenue fauchée de son exil parisien, pourrait tremper ses pieds dans les eaux du proche Dniepr. Ça vous dit quelque chose cette région? Sûr que ses cerisiers, fictifs ou réels, n'ont pas résisté au va-et-vient des tanks et aux tirs de kalachnikov. Sur le plateau de la Comédie de Genève, à la fin des rappels et des saluts de la première, le metteur en scène Tiago Rodrigues et son équipe ont rendu hommage au peuple ukrainien ainsi qu'aux artistes russes, courageux de s'opposer dans leur pays à cette guerre.
Plongeons-nous dans cette histoire de revers de fortune racontée à douze voix, plus un couple de musiciens. "La Cerisaie", c'est une ronde de paroles, un cirque de blablateurs cachant leur désarroi, leur exaspération, leur espoir ou leur peur sous un flot de phrases. Dans "La Cerisaie", les questions fusent. Elles sont rarement suivies d'une véritable réponse.
Isabelle Huppert, maîtresse femme et fillette capricieuse
D'un côté, il y a les maîtres, les propriétaires, issus d'un passé désormais dépassé: dépensiers, noceurs, ruinés, avec comme figure de proue Lioubov, alias Isabelle Huppert. Elle vit dans un rêve, Lioubov. Celui de sa splendeur passée, des cerisiers de son enfance. Elle est à la fois maîtresse femme et fillette capricieuse, tantôt sautillante tantôt apathique comme sous opium, portant les couleurs d'une élégance mi-gipsy de cabaret parisien mi-aristocrate citadine parfaitement décalée dans ce coin de campagne de la petite Russie tsariste. La société tourne autour d'elle, famille, personnel de maison, solliciteurs… et elle n'y comprend plus rien.
De l'autre côté s'agite la caste des dominés, des petits employés, des fils d'esclaves, des demoiselles que l'on place en maison. Une partie a son destin irrémédiablement attaché à ses maîtres et à l'ancien temps. L'autre se partage entre opportunisme et idéalisme. Il y a Lopakhine, le fils de moujik, le va-nu-pieds devenu riche à force de travail et de sens du commerce. Si vulgaire et terrien aux yeux des dominants. Et puis on retrouve Trofimov, l'ancien percepteur, étudiant attardé, mal sapé, toujours célibataire et empêtré de bouquins, porteur des idées socialistes, potentiel futur bolchévique (nous sommes treize ans avant la révolution de 1917), raillé par Lioubov et sa suite, incompris par Lopakhine et aimé en secret par Ania, la fille adolescente de Lioubov.
Les belles nuits du rock
Parlons de ces douze comédiennes et comédiens. Iels servent à merveille cette "Cerisaie" énergique qui a parfois des élans de comédie musicale grâce à la présence d'un duo qui fit les belles nuits du rock portugais au sein du groupe Clã. Voici donc Manuela Azevedo et Hélder Gonçalves aux percussions, claviers et guitares façon cabaret Tom Waits, juchés sur un petit podium mobile. Autour, Isabel Abreu, Tom Abidji, Nadim Ahmed, Suzanne Aubert, Marcel Bozonnet, Océane Caïraty, Alex Descas, Adama Diop, David Geselson, Isabelle Huppert, Grégoire Monsaingeon et Alison Valence, toutes et tous avec un équitable engagement au service de cette partition chorale.
Sur scène, des chaises forment tour à tour salle d'attente, salon ou montagne de ruines. Des rails permettent à la troupe de faire coulisser les éclairages, moitié candélabres de rue, moitiés lustres de salon et à la fin vider complètement le plateau.
Dans "La Cerisaie", les rails nous mènent à la gare et au grand départ sur les chemins de l'exil . In fine, cette société fait table rase du passé. Ou plutôt terrain en friche, dévolu à la construction de datchas pour vacanciers. Des estivants si bien dépeints par Gorki à peine une année après "La Cerisaie" de Tchekhov.
Thierry Sartoretti/ld
"La Cerisaie", de Tiago Rodriguez, Comédie, Genève, jusqu'au 19 mars 2022 (complet).
Fils d'esclave devenu le maître
Lopakhine, l'ancien moujik aux rudes manières, achète finalement le domaine à la criée. Le voici nouveau maître de la Cerisaie. Selon les mises en scène, ce personnage porte bien des symboles. Naguère chez le metteur en scène Denis Maillefer, co-directeur de la Comédie, c'était un Valaisan, Pierre-Isaïe Duc, qui endossait le rôle du paysan enrichi. On y lisait en filigrane le bétonnage des Alpes et la construction des domaines skiables au détriment du paysage. Aujourd'hui à Genève, c'est le formidable Adama Diop, Sénégalais d'origine, qui incarne Lopakhine. Quand le fils et petit fils d'esclave triomphe, comment ne pas songer à l'île de Gorée, port de triage des bateaux négriers du commerce triangulaire?
La distribution de cette "Cerisaie" façon Tiago Rodrigues est d'ailleurs très créole, diverse et c'est un bonheur. Ce choix raconte aussi une autre histoire en sous-texte. Peut-être celle d'un Portugal au passé tout aussi colonial que la France. La guerre qui se tient aujourd'hui en Ukraine nous a aussi révélé un pays beaucoup plus diversifié qu'on ne le pensait avec ses communautés étudiantes ou expatriées coincées dans ce conflit qui les dépassent. Le théâtre a parfois des allures de poupées russes. Un symbole y cache un autre.