Elle se tient debout face au public. Elle n’est pas comédienne. Elle se raconte. Avec ses mots, en dialecte. Son nom, Irma Frei: "Peu de gens le savent: en plus d’avoir acheté des œuvres d’art aux Juifs en fuite ou volés, en plus d’avoir vendu des armes aux nazis, Bührle a aussi utilisé des travailleuses forcées. Ici, en Suisse, dans les années 1960."
La salle est muette, l’attention et la tension sont palpables. Irma Frei raconte sa maman jugée indigne de garder ses enfants, son placement dans une institution "comme une prison" tenue par des sœurs, puis cet "emploi", trois ans durant, dans une usine de tissage du Toggenburg. Un bien de la famille Bührle. Trois ans de travail sans recevoir de salaire. Juste cinquante francs remis pour solde de tout compte à son licenciement, à l’âge de vingt ans. Pour payer le train.
La prestigieuse collection d’art du marchand de canons Emil Bührle se trouve juste en face du Schauspielhaus de Zurich. Il suffit de traverser la rue. Le soir de la première de "Wilhelm Tell", Irma Frei a été longuement applaudie. Avant de la livrer au magazine Beobachter l’an passé, cette histoire, Irma Frei l’avait gardée pour elle des années durant. Par honte. Jamais, elle n’a reçu d’indemnité ou même d’excuses. On ne sait pas si elle a vu les tableaux exposés en face. Ni ce qu’elle en a pensé.
Héroïsme et liberté
Quel rapport entre une collection d’art impressionniste et Guillaume Tell, notre héros national? Le Kunsthaus vient de s’offrir une nouvelle aile toute neuve et un questionnement sur l’origine de ses chefs-d’oeuvre. Dans "Wilhelm Tell", le bailli fait ériger un château. Il s’appelle "Mate Uri" ou "Zwing Uri" dans la version originale de Schiller. Un symbole de puissance et d’oppression, une construction érigée au prix de la souffrance et du sang.
Au Schauspielhaus, le "Wilhelm Tell" de Schiller, millésime 1804, est régulièrement cité. La pièce imaginée par le metteur en scène Milo Rau parle cependant avant tout de la Suisse d’aujourd’hui. Ou celle de hier à peine. Elle questionne la notion d’héroïsme et de liberté alors que les derniers à se réclamer du valeureux Tell auront été les sonneurs de cloches anti-vaccin.
Professionnels et non-professionnels sur scène
Pour embrasser toutes les facettes de son Tell, Milo Rau a sonné le rappel à Zurich et dans les campagnes, jusqu’en Suisse centrale: "Qui veut jouer Tell?", "qui veut dire son Tell?", "que représente Tell pour vous?" Un casting plus tard, voici sur scène une partie de l’ensemble du Schauspielhaus et des non-professionnels du théâtre.
Par exemple ce solide et barbu chasseur, quasi-sosie de l’arbalétrier. Cette officière de l’armée suisse que son casque bleu a protégée en Syrie. Ce handicapé en fauteuil électrique qui ne cesse de réclamer plus de rampes dans sa ville de Saint-Gall emplie d’escaliers infranchissables pour lui. Ou encore ce sans-papiers érythréen qui a fui la conscription et la dictature de son pays d’origine et à qui l’asile a été refusé en Suisse. Les prises de parole se suivent, les témoignages s’entrecroisent, les liens avec les enjeux de Guillaume Tell se tissent et s’éclairent.
Sur scène, comédiennes et comédiens professionnels se présentent aussi. La plupart sont allemands. Certains ont déjà joué le "Wilhelm Tell" de Schiller, incarné le méchant venu de l’étranger ou porté un uniforme nazi dans une précédente production du Schauspielhaus qui avait causé un scandale retentissant et la haine de l’UDC zurichoise. C’était dans les années 1990 avec le "Hamlet" créé par feu Christoph Schlingensief, poil à gratter de la bonne conscience bourgeoise et bobo.
Mettre la Suisse à nu
Au fil de ce "Wilhelm Tell" dont on nous conte et l’histoire et les diverses versions, de la plus nazie à la plus patriotique en passant par la plus démocratique, on comprend que ce mythe est un moyen de mettre la Suisse à nu. Et de pointer nos contradictions, à nous, peuple épris de liberté qui cependant la refuse à d’autres.
En 2019, passé derrière la caméra, le metteur en scène Milo Rau a tourné son "Nouvel Evangile", film qui montrait un Jésus noir, migrant et syndicaliste aux prises avec les injustices du sud de l’Italie. L’histoire se jouait à Matera, là où furent tournées les "Passions" des cinéastes Pasolini et Mel Gibson.
A nouveau ces jeux de miroirs entre passé et présent, mythe et réalité. Là aussi, le héros devenait le vecteur d’un combat pour plus de justice et de dignité. Guillaume Tell et Jésus, deux héros qui n’appartiennent pas qu’aux sonneurs de cloches ou de carillon.
Thierry Sartoretti/aq
"Wilhelm Tell", mis en scène par Milo Rau. Schauspielhaus de Zurich jusqu’au 28 mai 2022.
Guillaume Tell, un jour nazi, le lendemain antifa
Ce n’est pas une arbalète que porte le héros national, c’est un couteau suisse. Multitâche, il sert toutes les causes. Au chapitre huit de son livre "Mein Kampf", Adolph Hitler cite une des maximes que l’écrivain Friedrich Schiller prête à son "Wilhelm Tell" de 1803: "Seul, l’homme fort est plus puissant." En 1934, arrivé au pouvoir en Allemagne, ce même Hitler fête en grande pompe à Weimar le 175e anniversaire de Schiller avec la projection du film "Wilhelm Tell" réalisé par Heinz Paul. Le héros suisse préfigure alors les idéaux virilistes du national-socialisme. C’est la future seconde épouse du nazi Goering qui joue la femme du héros et le célèbre acteur Conrad Veidt incarne le bailli Gessler. A la production, un Suisse, l’homme d’affaires Ralph Scotoni.
En 1941, changement de ton: la pièce "Wilhelm Tell" disparaît du répertoire du Troisième Reich. Cette histoire de triple assassinat de dignitaires autrichiens (les baillis Wolfenschiessen et Gessler, puis l’Empereur Habsbourg lui-même) par des Suisses épris de libertés ne plaît plus au dictateur autrichien visé par un attentat en 1939.
Peu avant la guerre, le Schauspielhaus de Zurich donne lui aussi une version du "Wilhelm Tell" de Schiller. La troupe est principalement… allemande. Elle rassemble alors des artistes ayant fui les persécutions nazies pour des raisons raciales ou politiques. La ligne du théâtre est résolument critique à l’encontre du nazisme. Bagarres devant les portes de l’institution suite à des provocations des partisans du Front national pro-nazi. La police doit protéger le public et le théâtre est accusé d’agitation politique. Le journal NZZ réclame "plus de tact" et de neutralité. Intendant du théâtre, beau-frère de Franz Werfel, Ferdinand Rieser subit une campagne antisémite et s’exile aux Etats-Unis en 1938.
Le "Wilhelm Tell" de Milo Rau se nourrit aussi de cette histoire mouvementée et des relations complexes entre Suisses et Allemands. "Si les nazis n’avaient pas été allemands, les Suisses les auraient tout de suite suivis", lance un comédien actuel du Schauspielhaus, lui-même allemand et habillé en officier nazi après avoir raconté l’histoire vraie de cet ami tabassé sur la Langstrasse, en plein Zurich, parce qu’il parlait hochdeutsch.