"Ni Dieu, ni maître, ni patron, ni mari!" Le roman, très réaliste, emporté par le souffle du large et des grandes révoltes, est signé Daniel de Roulet, auteur suisse, publié chez Buchet Chastel en 2018. Le spectacle, rondement mené avec paroles, musiques, chants et danses, nous le devons à la Compagnie romande Mezza-Luna, coutumière de projets hors des sentiers battus du théâtre.
Dans le formidable livre "Dix petites anarchistes", on découvre cette odyssée partie du Vallon de St-Imier en 1873 à travers la voix de l'unique survivante de la communauté. Sur scène, toutes les héroïnes sont bien présentes pour raconter chacune leur aventure. Comédiennes ou musiciennes incarnent la fabuleuse histoire de Valentine, Colette, Juliette, Emilie, Jeanne, Lison, Adèle, Blandine, Germaine et Mathilde. Ces dix ouvrières n'avaient pas froid aux yeux. Cette aventure au féminin n'est pas à l'eau de rose. Plutôt dans les tons rouge-sang. La révolution à l'autre bout du Monde, ce n'était pas pour les mauviettes.
Du Jura à la Patagonie
La troupe a pris ses quartiers de répétitions et de première à Mézières, sous le vaste plafond boisé du théâtre du Jorat. Cette superbe salle en bois a quelque chose d'un vaste atelier d’usine (elle fut inaugurée en 1908) ou d'une halle de réunion au temps du révolutionnaire Bakounine.
Si les dix petites anarchistes parlent souvent de leur oignon, ce n'est pas pour causer cuisine, mais montres de poche. Ces dix ouvrières de Saint-Imier travaillaient dans l'horlogerie. Une injustice de trop les a poussées à tourner l'aiguille en direction de l'Argentine. La route en chantant les paroles de Mathilde: "Le Jura semble un tombeau qui nous voile l'Helvétie. Un ciel plus vaste et plus beau brille en Patagonie (…) Pour vivre sans trop souffrir, du Vallon il nous faut sortir." De la souffrance, elles en trouveront aussi dans les confins, les dix petites anarchistes. Mais au moins, elles auront lutté pour leur liberté et obtenu leur indépendance.
Une épopée mythologique
"Dix petites anarchistes" est une sacrée mécanique. Avec une distribution 100% féminine mélangeant et les âges et les disciplines artistiques. En coulisses, même parti pris féministe. Résultat, ce spectacle est poussé par ce même vent collectif et engagé qui agite les pages du roman.
La narratrice principale se nomme Valentine Grimm. Comme les frères Grimm. Alors oui, cette histoire est avant tout un conte, une épopée mythologique. Avec toutefois son fond de vérité historique sur les mouvements sociaux qui ont secoué les vallées jurassiennes au temps des grandes utopies socialistes. Et qui sait, comme le fait remarquer Heidi Kipfer, porteuse de ce projet: "L'histoire est toujours écrite du point de vue masculin et mal documentée du point de vue féminin, possible dès lors que des femmes ont tenté, pour de vrai, à l'époque, de créer leur communauté anarchiste à l'autre bout du Monde."
Thierry Sartoretti/ld
"Dix petites anarchistes", en tournée: Lausanne, Théâtre 2.21, du 3 au 8 mai 2022; Martigny, l'Alambic, le 12 mai; Gland, Théâtre de Grand Champs, les 13 et 14 mai.
Bakounine sur les berges de la Suze
L’histoire des "Dix petites anarchistes" telle qu'imaginée par l’écrivain Daniel de Roulet n’est pas qu’un fantasme libertaire. Elle repose sur un humus fertile et une Histoire bien réelle. En 1871, le révolutionnaire russe Bakounine, chassé de la Russie tsariste, séjourne à Saint-Imier, où ses idées sont bien accueillies par la Fédération jurassienne. Tout puissant dans l’Internationale socialiste, Marx entend faire taire ce philosophe qui remet en question l’autoritarisme des communistes.
Bakounine trouve des appuis solides dans le vallon: au printemps 1871, il donne trois conférences au restaurant de la Cité, aujourd’hui disparu. A l’Hôtel Central de Saint-Imier se tient également l’année suivante en septembre un Congrès de l’internationale anti-autoritaire. Anarchistes espagnols, français, italiens et même américains convergent dans le Vallon pour y rencontrer Bakounine.
L’exilé et excommunié poursuivra son périple suisse vers le Tessin puis décédera à Berne en 1876. On y trouve toujours sa tombe au Bremgartenfriedhof. Elle fut rénovée en 1916 par les Dadaïstes zurichois du Cabaret Voltaire. Et à Saint-Imier, depuis 1984, la coopérative de l’Espace noir entretient la flamme libertaire avec son centre de documentation et des manifestations régulières.