Un texte de théâtre, c'est un appartement vide. Vous avez l'orientation du logement, l'agencement des pièces, la disposition des fenêtres, une architecture, une certaine atmosphère et tout reste à faire. Un appartement ne vous ressemble pas tant qu'il n'aura pas été meublé, décoré, habité et qu'il portera ainsi votre identité.
Monter un texte de théâtre, c'est la même chose. C'est donner vie à un objet qui pour l'instant est muet ou presque. De même qu'un même appartement peut avoir des caractères bien différents selon ses habitants, un même texte donne parfois des créations théâtrales très diverses.
Prenez "L'art de la comédie", du Napolitain Eduardo De Filippo, une pièce de théâtre des années 1960, d'une époque où l'administration italienne pouvait avoir des côtés pour le moins folkloriques avec arrangements et petites combines entre notables de la commune. Fillippo prend un malin plaisir à bouffer du curé, du préfet et du petit bourgeois avec cette farce située dans un village subitement isolé par un accident de chemin de fer. Il y a du Don Camillo et Peppone pimenté d'anarchie dans cet "Art de la comédie".
Une pièce montée il y a deux ans
A Fribourg, il y a deux ans, l'équipe du magnifique Théâtre de Julien Schmutz interprétait "L'art de la comédie" avec toute la bouffonnerie de la Comedia dell'Arte.
Pour se venger d'un préfet qui déclare sa passion du théâtre tout en malmenant la première troupe itinérante qui se présente à lui, le saltimbanque Campese (magnifique Roger Jendly!) fait défiler dans son cabinet toute sa troupe déguisée qui en pharmacien, qui en institutrice, qui en curé, qui en médecin, débitant les pires horreurs possibles et exigeant du préfet rapidement dépassé par ce flot de requêtes abracadabrantes qu'il agisse séance tenante. Démonstration faite: on ne peut distinguer le vrai du faux dans le théâtre dès lors qu'il parle de la société dans laquelle il vit.
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Le même texte, une autre pièce
A La Chaux-de-Fonds, l'équipe du TPR d'Anne Bisang porte le nom évocateur et horloger de La Belle Constellation. Les voici qui remettent à leur tour "L'art de la comédie" sur le métier. C'est le même texte. C'est pourtant une toute autre pièce.
C'est qu'entre-temps le covid et passé par là. En début de spectacle, le dialogue entre le théâtral Campese et son Excellence le Préfet porte sur… l'utilité du théâtre et son adéquation avec les préoccupations du peuple. Tant d'argent public dépensé pour les écoles de théâtre, les salles de spectacles et toutes les professions qui gravitent autour du monde des arts de la scène, n'est-ce pas la preuve que le théâtre est un bien d'utilité publique! Au même titre que la médecine, les pompiers ou les galvano plasticiens.
Conclusion partagée par les deux débatteurs qui prend une tout autre saveur après cette année 2021 où le théâtre n'a plus fait partie des activités jugées "nécessaires et indispensables" lors des mesures de confinement. Anne Bisang n'est pas aussi retorse que le fier saltimbanque Campese, mais on sent que pour elle "L'art de la comédie" est un plat qui peut aussi se manger froid.
Un hymne à la fonction des arts vivants
De fait, transposé dans les montagnes neuchâteloises, l'humour du Napolitain Eduardo De Filippo, devient plus grinçant, parfois même sombre et grave, oscillant, entre le pur plaisir de la farce (avec ses accents ridicules, des postiches de bazar et ses bras qui moulinent) et le manifeste politique. "La pièce est un hymne à la fonction des arts vivants, à la liberté et donc au pouvoir symbolique des artistes", écrit la metteuse en scène et directrice du TPR sur le dossier de son spectacle.
"L'art de la comédie" est une comédie, oui. C'est aussi un Art. Et à ce titre-là, il est précieux de se battre pour lui. Avec sur scène moult clins d'œil à l'univers horloger, à La Chaux-de Fonds et aux Femen portés par une troupe que l'on reverra souvent sur la scène de Beau-Site. La Belle Constellation, à savoir Lionel Aebischer, Françoise Boillat, Isabelle Meyer, Patric Rêves, Juliette Vernerey et Philippe Vuillemier, toutes et tous artistes de la région de différentes générations porteront en effet sur plusieurs saisons le répertoire de la maison, retrouvant ainsi l’esprit communautaire qui souffla longtemps dans le TPR, alias Théâtre populaire romand.
Thierry Sartoretti/ld
"L'art de la comédie" à voir au TPR de La Chaux-de-Fonds du 5 au 8 mai 2022, puis du 12 au 14 mai 2022.