La salle baigne dans la pénombre. On devine des personnes au fond, occupée à dérouler lentement ce qui semble être un immense tapis, en fait des dizaines de couvertures multicolores assemblées tel un patchwork. Les corps sont nus, hommes et femmes, les onze artistes de la compagnie de danse brésilienne de Lia Rodrigues.
Une première danseuse plonge gracieusement sous une couverture tachetée. La voici devenue guépard. Elle glisse, passe sous une autre couverture et se transforme en fleurs. Encore quelques mètres, c’est désormais esprit de la forêt. Chacun, chacune se transforme et se réinvente au gré des ondulations de cette mer de tissus. Passe une sirène au chant strident plus proche du renard en rut que de la douce mélopée.
Sous le signe de la joie
"Encantado", ça veut dire émerveillé. On peut aussi le traduire par 'enchanté', au sens magique du mot. Face à nous, il est bel et bien question de sortilèges et d’enchantements. Humanité et animalité se confondent alors que les esprits, les dieux et les mortels se mélangent pêle-mêle dans une transformation perpétuelle.
Le précédent spectacle de Lia Rodrigues avait marqué le public du Festival Antigel en 2018. "Furia" était une bacchanale vaudou, un cortège de créatures fabuleuses et grotesques en révolte. Cette nouvelle création, "Encantado", pulse sous le signe de la joie. Elle n’en est pas moins revendicatrice avec sa musique tribale captée lors d’une manifestation des peuples indigènes de l’Amazonie contre l’éradication de la forêt et, conséquence immédiate, le génocide de leurs semblables.
ENCANTADO (teaser) from Comédie de Genève on Vimeo.
Ode rebelle à la créolité du Brésil
Le Brésil traverse l’une des crises les plus aiguës de son histoire, saigné par une présidence dont l’un des traits autoritaires et brutaux fut de nier ou presque l’existence de la pandémie et de régler les troubles sociaux par une violence encore plus grande.
La compagnie de danse de Lia Rodrigues est précisément installée au cœur de cette crise, juste à côté de la favela de Maré, l’un des plus grands bidonvilles de Rio de Janeiro. Un même toit abrite ici les centaines d’élèves des cours de danse et les volontaires d’une ONG tentant de subvenir aux besoins vitaux des familles de cette ville à la marge.
"Encantado", ode rebelle à la créolité du Brésil et à sa diversité, aussi religieuse que genrée ou sexuelle, est aussi le fruit de cette crise, incorporant dans ses mouvements les gestes sanitaires et dans sa scénographie ces couvertures qui servent aux plus démunis à se protéger du froid et de l’humidité.
"Encantado" dure à peine une heure. Et pourtant. C’est un souffle immense, une transe qui vous emporte et vous galvanise. L’enchantement se prolonge bien au-delà des applaudissements et rappels du public.
Thierry Sartoretti/aq
"Encantado" de Lia Rodrigues, Festival de la Bâtie, Comédie de Genève les 1er et 2 septembre 2022