Commençons par une confession: j’aime le théâtre de boulevard, surtout le classique, le vaudeville. Labiche, Guitry, Feydeau en particulier. Son génie des titres ("Feu la mère de Madame", "On purge bébé!", "Hortense a dit je m’en fous"…), ses répliques imparables, son tempo cravaché, ses zigotos phénoménaux et bien sûr ses portes qui claquent, claquent et reclaquent.
Poursuivons par une autre confession: le théâtre de boulevard classique m’embarrasse. Tant de virtuosité mise au service d’une misogynie crasse (Guitry en particulier), inféodé aux conventions bourgeoises d’un autre temps avec ses amants pommadés, ses majordomes empressés, ses maris abonnés à leur deuxième bureau et ses rastaquouères aux accents de pacotille. C’est drôle, c’est méchant, mais c’est aussi daté, suranné. Et déconnecté de la vie actuelle où les abeilles butinent sur un smartphone et plus dans un cercle de messieurs ou un salon de coquettes.
Coké jusqu’au fond des narines, reclus dans sa chambre d’hôtel, Feydeau écrivait pour ses contemporains, pas pour les trouples de 2022. Aujourd’hui, on pond toujours du boulevard, en tentant les mêmes recettes, le génie en moins. Ça donne par exemple "Hors piste aux Maldives". Consternation.
Energie joyeuse et canaille
Au Théâtre Le Poche, à Genève, ces soirs, on revisite le boulevard en choisissant un itinéraire bis. On n’interprète pas les classiques, on ne tente pas d’imiter, on remixe. Avec l’énergie généreuse et canaille des comédiennes et comédiens de l’ensemble de ce théâtre qui ne joue (presque) que des textes d’aujourd’hui. Citons-les. Iels sont formidables: Valeria Bertolotto, Zacharie Jourdain, Aline Papin et Djemi Pittet, Bénédicte Amsler Denogent, Rébecca Balestra, Jérôme Denis, Simon Guélat et Louka Petit-Taborelli. Deux distributions pour deux spectacles à l’affiche.
Abordons le premier. Du Feydeau revisité en mode copié/collé par la dramaturge allemande Rebekka Kricheldorf? Voici "Une oreille nue à la patte de l’amour ou comment filer une puce malgré soi", titre potache interminable pour une première mondiale: Feydeau transposé/traduit pour le monde d’aujourd’hui. Madame hétéro vit en coloc avec Monsieur homo. Tinder est de la partie de jambes en l’air et tout ce joli monde se perd dans les identités de genres et les préférences sexuelles.
Extase duveteuse – maintenant plus que jamais
Un exemple tiré du résumé de la scène IV, dans laquelle un renard demande à Louise s’il est bien au bon endroit pour "Extase duveteuse – maintenant plus que jamais". Où Louise a oublié de lancer des invitations sur Facebook pour une Furry-Party chez elle. Où Hannes/Renard retire la tête de son costume. Où Louise reconnaît en la personne de Hannes/Renard le nouveau crush de sa meilleure amie Amélie. Où troublés, Hannes et Louise s’embrassent. Où Louise se déclare à Hannes, fiancé à Claire. Vous n’y comprenez rien? Normal, un tel feu d’artifice doit se découvrir en 'live', au pied de la scène où la troupe du Poche menée par le duo Céline Nidegger et Bastien Semenzato s’en donne à cœur joie dans les travestissements, les quiproquos et, comme il se doit, les portes qui claquent. "Une oreille nue à la patte de l’amour" relève du formidable pastiche, grand écart pas piqué des hannetons entre les clichés d’hier et les manies d’aujourd’hui.
Un duo de cathos coincés la nuit de Noël
Passons au second spectacle. L’humour des années 1980 résiste-t-il au temps qui passe? D’abord pièce de théâtre, puis film, "Le père Noël est un ordure" est un classique absolu. Culte chez les plus de quarante ans avec l’équipe des Bronzés au générique (notamment Balasko, Lhermitte, Clavier, Chazel et Jugnot). Et chez les moins de quarante ans? Et Le Poche de commander un toilettage à Guillaume Poix, jeune dramaturge français qui revisite cette comédie au diapason de l’humour et des références actuelles.
Voici "Le père Noël est une benne à ordures". Le canevas reste le même: un duo de cathos coincés un soir de Noël à tenir une permanence téléphonique pour solitaires et cas désespérés. Le remix façon Poche passe les personnages à la moulinette en téléportant en 2022 des univers plus antagonistes que jamais: catho antisémite faux-cul obsédé d’un côté. Pauvre et personnage dépressif et non-binaire de l’autre. Le revolver initial est devenu une hache et la comédie mise en scène par Manon Krüttli une comédie gore trash avec des apartés musicaux façon "Demoiselles de Rochefort". On y rit de tout, n’en déplaise à celles et ceux qui pensent qu’aujourd’hui on ne pourrait plus.
Ces deux (ré)écritures vont-elles résister au temps qui lasse et passer à la postérité? Peu importe. Cela se passe ici et maintenant. C’est drôlissime. Quand bien même certaines répliques pourraient écorcher les oreilles sensibles. Ne passez pas à côté et laissez vos a priori au vestiaire.
Thierry Sartoretti/mh
A voir au Théâtre Le Poche à Genève: "Une oreille nue à la patte de l’amour", jusqu’au 20 décembre; "Le père Noël est une benne à ordures", jusqu’au 23 décembre.